L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Trois mille chameaux en marche vers Taoudeni
C’est l’azalaï 1931



En haut, les chameaux de l’azalaï ; au milieu, à gauche, le
capitaine Poggi, chef de l’escorte de la caravane, interroge un indigène ;
à droite, des chameaux chargés de marchandises d’échange ;
en bas, les Soudanais de l’escorte.

    Dans la clarté livide où se confondaient, en cette minute brève, l’infini de ce ciel et l’infini du sable, brutalement le disque vermeil et monstrueux a jailli. Une lumière blonde, immatérielle et frémissante a reculé, tout d’un coup, à l’ultime limite où peut atteindre un regard l’horizon de cette plaine.
    Blêmes, il y a un instant encore, dans ce froid petit matin, les dunes se parent maintenant de l’éblouissant éclat d’une poudre rose et sourient.
    La nature, délivrée de l’angoisse nocturne, s’étire voluptueusement.
    Il fait jour !
   Alors, soudain, autour de ce piton où, parmi les hommes du capitaine Poggi, hier, vers le soir, nous sommes revenus, une rumeur étrange se propage.
    Cris d’hommes, cris de bêtes, lourd piétinement assourdi dans ce sable, les trois mille chameaux de l’azalai, qui s’étaient pour la nuit groupés sous la protection de l’escorte, partent, en cet instant, pour gagner les maigres pâturages, au loin dispersés.
    Dans ce cheminement innombrable et paisible de ces milliers de bêtes qui ont la couleur du sable, c’est comme si c’était la plaine elle-même qui tressaillait.
    Dans cette immensité tout à l’heure vide, le flot roux s’étale et gagne, comme une eau souterraine qui, jaillie brusquement, remplit de son tumulte les champs abandonnés.

La grande sécheresse

    Les chameaux de l’azalaï ! Depuis un mois, ils ont quitté les verts pâturages de l’Azaouad. Pour la première fois depuis qu’ils ont laissé dans son sable lointain Araouan, ils ont retrouvé, entre les dunes, une herbe maigre.
    Depuis près de quinze jours, ils n’ont pas bu.
    C’est, pour eux, la grande pénitence du sel, la rude épreuve qui, tous les ans, jalonne des corps de tant des leurs la piste caravanière qui va vers les lieux maudits.
    Au début du mois de novembre, dans toute la région de Tombouctou, de Oualata à Kidal, ces écrits de l’administration ont décidé de leur prochain calvaire. Il y était dit :
    « Salut à tous !
    « Le colonel qui commande tout le pays veut que tous les nomades, Berabichs, Kountas, Borradas; les Kel-Araouan, les gens de Bou-Djebeha, les Tadjakants et tous ceux qui ont besoin d’aller chercher du sel soient rassurés et partent pour l’azalaï avec confiance. Il enverra beaucoup de tirailleurs à Taoudeni. Que tous sachent que l’on a travaillé beaucoup de sel. Il y en aura comme des pierres sur le sol et chacun gagnera de l’argent. »

    Alors, les gens de Oualata, les Kountas, les Berabichs, qui ont les cheveux fins et frisés et le profil des femmes, et aussi les Borradas et les Tadjakants ont préparé leurs chameaux de bât, qui sont hauts sur pattes, avec les membres puissants et fortement noués.

Les préparatifs

    Sous les tentes de cuir, les femmes ont commencé à mettre dans les mezoueds (1), pour les caravaniers qui partent, la viande boucanée en petites rations et aussi ces boulettes de « bassi » qu’on fait avec des arachides pilées, de la farine de baobab, du miel et du piment. Du thé et de petits pains de sucre ont complété aussi les vivres des kabars (2).
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(1) Sacs en cuir.
(2) Caravaniers.

    Enfin, au milieu des grandes réjouissances, qui sont un adieu agréable à ceux qui vont s’enfoncer dans le désert, l’azalaï a quitté Tombouctou. Et ceux qui sont de Gao, de Bourem ou d’ailleurs sont partis également pour joindre la grande caravane au dernier point où il est encore des hommes... et aussi de l’eau – à Araouan.
    C’est le 14 novembre, cette fois, que les gens du Niger ont souhaité chance ceux qui, pendant plus de deux mois, vont souffrir de la faim, de la soif, de la chaleur et du froid ; à ceux aussi qui vont risquer l’attaque des R’Gueibat et des Draoua, dont les rezzous, à cette époque, tournent comme les lions affamés autour des troupeaux de biches.
    À Gao, à Tombouctou, les marchands qui n’ont point de chameaux à eux dans les pâturages ont fait affaire avec les nomades.

Les palabres

    Cela a donné lieu à de longues palabres, car il n’est pas juste que l’un gagne de l’argent au détriment de l’autre. Quelquefois même, il y a eu, entre ceux qui discutaient, des mots injurieux qui ne font pas plaisir à Allah, car ils risquent de répandre le sang.
    Les marchands sont subtils et âpres au gain. Ils font valoir qu’ils aventurent de grosses sommes d’argent pour acheter le thé, le sucre, la viande boucanée, le mil, le riz et les cotonnades dont on chargera les chameaux, afin que ces richesses soient troquées à Taoudeni contre les barres de sel d’Agorgott.
    Et ils voudraient une part que les caravaniers trouvent injuste.
    Mais les kabars ne sont point dociles et malléables comme les petits enfants devant l’enseignement du marabout. Ils savent ce qui est raisonnable et, surtout, ils savent ce qu’ils risquent.
    Même si l’azalaï n’est pas attaqué et pillé par un rezzou, l’aléa est quand même gros pour le kabar.
    Nul ne démentira dans les campements que, sur les chameaux qui font la route du désert, il faut compter un déchet d’un quart, soit que les bêtes meurent, soit qu’au retour, trop affaiblies, elles soient inutilisables jusqu’au prochain azalaï.
    Si, au long de la route du retour, les animaux faiblissent ; s’il faut les décharger d’une de ces quatre lourdes barres qu’ils portent et dont le poids total est d’environ 120 kilos, c’est sur la part du caravanier qu’il faudra imputer les plaques de sel abandonnées.
    Aussi les kabars pensent-ils être dans le droit quand ils réclament les cinq sixièmes de la charge.
    Mais, comme les commerçants sont habiles à dissimuler leur bénéfice sous la subtilité des chiffres, ils crient partout que les kabars sont des voleurs. Et cela n’est ni juste ni bon à dire.


Un caravanier


Vers Araouan

    Quand même, de tous les points de l’Azaouad et de plus loin encore, les longues files de chameaux sont montées vers Araouan. Il ne faut pas se presser, il faut permettre aux animaux de s’engraisser encore, au cours de ces 300 kilomètres, que l’on fait, par petites étapes, en quinze jours.
    À Araouan, les kabars ont trouvé l’escorte. Elle est imposante, elle a un air guerrier qui rassure, et celui qui la commande, le capitaine Poggi, est réputé par la peur qu’il inspire aux R’Gueibat et aux Draoua.
    Lorsqu’il voit la fière allure de ces 80 tirailleurs méharistes, quand il voit aussi les 20 goumiers et les 50 partisans et tous les chefs qui ont reçu de bons fusils, alors le caravanier, qui est de tempérament pacifique et a une grande peur des hommes bleus du Rio de Oro, se sent quand même plein d’assurance et se met à supputer le gain qu’il tirera de cette immense fatigue.
    Ah ! si le caravanier n’avait pas peur, sans doute, il se dispenserait bien de cette escorte qui le taxe d’un lourd tribut, puisqu’il doit fournir 40 chameaux pour porter les tonnelets d’eau des tirailleurs. Et il en faut, des tonnelets, car, à ses hommes, le capitaine Poggi fait verger dans leurs guerbas six litres tous les soirs.
    Et, à cela, il n’y a rien à dire.
    Avant le départ, on a fait boire abondamment les chameaux ; on les a remplis comme les outres en poil de bouc. Qu’a absorbé chaque animal ? Cent, cent dix litres peut-être. Ils ont vidé les puits.
    C’est que, pendant 500 kilomètres maintenant, pendant ces quinze jours que durera la traversée du Djouf, le désert mortellement aride, il ne sera plus un seul point d’eau avant Telig, à part ce petit puits de Bir-Ounan, où l’on peut trouver à remplir quelques guerbas pour les hommes. Encore faut-il que les mauvais garçons des rezzou ne l’aient pas empoisonné en y précipitant le cadavre d’une biche... ou d’un homme. À Telig, on remplira les tonnelets et les animaux boiront.
    Mais il est arrivé déjà que l’azalaï trouvant, en ce point, les puits comblés ou infectés, les bêtes ont dû attendre jusqu’au retour à Araouan pour s’abreuver.
    Quarante jours sans boire !
    Pour les chameaux aussi, c’est l’Enfer du Sel !
    Deux jours après le départ d’Araouan, on coupera le sbot, cet alfa qui sèche si vite et donne la paille dont se nourrissent les bêtes.
    Allah, qui a créé le désert, a mis la prévoyance dans le cœur de l’homme pour qu’il puisse arriver à vaincre l’immensité. Donc, en même temps qu’on distribuera le sbot aux animaux, on en fera, dans le sable, à cet endroit, une égale réserve. On la dissimulera sous des cailloux ; on fera de ces pierres un beau redjem, un beau monument au milieu de la dune, pour le reconnaître facilement au retour.
    Et maintenant on s’enfonce dans le néant. Pendant dix ou douze heures par jour, – du lever au coucher du soleil, – les bêtes marcheront. Leurs longues files, interminables, parallèles, ne dévieront jamais de la route, qui n’est pas marquée sur le sol, mais qui est dans la mémoire et les sens des caravaniers.
    Impassibles et lents, les-chameaux vont, les uns derrière les autres, le nez de celui qui suit attaché à la queue de celui qui précède.
    Avant que soit tombée la nuit, on fera halte. L’escorte a choisi la meilleure position de combat. Autour d’elle, les longues files rousses aussitôt se resserrent.
    Dans la solitude morne, c’est un îlot de vie.
    Les hommes mangent vite. L’obscurité venue, il ne faut pas faire de feu. Le feu attire l’œil aux aguets. Le feu conduit la balle du rôdeur. Ses boulettes de bassi avalées, le kabar se roule dans son burnous et, sur le sable, s’endort, bercé par le bruit monotone et rythmé des chameaux qui ruminent.
    C’est ainsi que, après quarante jours d’une marche monotone et pénible, est, cette année, arrivée à 30 kilomètres de Taoudeni – endroit où nous l’avons trouvée au maigre pâturage l’azalaï 1931.
    Dans moins d’une semaine, les animaux un peu refaits, elle campera aux abords d’Agorgott.

Le retour

    Deux jours suffiront pour que prennent fin les palabres et la livraison du sel. Au troisième soleil, on chargera les barres sur les chameaux de bât. On arrimera avec soin sur les bêtes les quatre ou cinq plaques qui portent, en caractères bleus ou ocres, les marques irrécusables de Taoudeni.
    À la minute même où la charge sera terminée, la caravane reprendra le chemin du sud.
    Les Hartâni verront alors s’effacer ces visages humains qui, durant quelques jours, leur auront rappelé qu’il était des hommes heureux, un monde doucement ensoleillé et verdoyant.
    Pour un an, de nouveau, ils seront seuls.
    Alors, l’azalaï se dirigera vers ce passage étranglé entre deux énormes gours qu’on nomme Foum Alous. Dans cet étroit défilé, un à un, passeront les 3 000 chameaux que mènent les kabars.
    Et l’œil exercé du capitaine Poggi, en les comptant, évaluera aussi le nombre des barres de sel qui, dans un mois, étalées sur la grande place sablonneuse de Tombouctou, devront – comme il est juste – payer l’achour (1).

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(1) Impôt du sel.

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 


Source :

du 28 janvier 1932

Le ravitaillement d'eau au sinistre puits de Telig