L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Sous la menace des rezzou
que la T. S. F. signale de toute part



Le poste portatif de T. S. F. de l’azalaï. – De gauche à droite :
le sergent Biesse, le sergent Dezet et le lieutenant Toulet.

    Une clarté confuse détache lentement les contours de ce piton, où avec l’escorte de l’azalaï nous voici revenus.
    Un à un, les tirailleurs sortent de ces trous crénelés de pierre qu’ils ont aménagés avec science et amour, car c’est là que le méhariste parti en plein bled connaît les trois plus grandes joies de son existence aventureuse : c’est là qu’il mange, qu’il dort et qu’il se bat.
    Dans ce trouble halo qui précède le jour, on les voit, à la couronne de cette colline, aller et venir, la tête cocassement couverte, grelottant encore malgré le burnous et la couverture brune qu’ils traînent derrière eux avec une majesté que leur envierait le chef de leur lointain village, là-bas, sur le Niger.
    Ce bon Toulet – le brave petit lieutenant qui seconde le capitaine Poggi – nous a fait verser un « jus » qui réchaufferait un mort.
    Et dans cette minute, notre petite troupe est toute à la joie, car son chef d’état-major, le plein d’eau ayant été fait hier à Telig, a autorisé l’allocation « d’une demi-gamelle pour se raser et se débarbouiller ».
    C’est la première fois depuis notre départ qu’il sanctionne une si folle prodigalité.
    Jusqu’ici en effet, nous avons dû garder notre barbe et procéder à nos ablutions avec ce seul flacon d’eau de Cologne qu’il a toléré dans nos bagages.
    Rendus meilleurs et plus avenants grâce au « bain » que nous avons pris dans ce demi-litre d’eau généreusement distribué, nous sommes maintenant assis autour de cette table faite de deux planches posées sur nos fûts vides d’essence.

Un message de Kabara

    À ce moment, le sergent. Dezet – le radio –s’approche du capitaine Poggi et lui remet le message que l’appareil portatif de l’azalaï vient de recevoir du poste militaire de Kabara.
    Le colonel Charbonnier, qui commande le cercle de Tombouctou, avise l’escorte d’avoir à se tenir sur ses gardes, plusieurs rezzou étant signalés dans le Timetrin et plus au nord, dans la région de Kidal.
    Pour des méharistes de groupe nomade, un rezzi ce n’est pas une inquiétude, c’est une aubaine.
    Finie la marche lente et désœuvrée dans un horizon vide. Aller, aller de toute la vitesse des méhara dans cette immensité où l’on sait que devant vous, terribles et cependant apeurés, fuient des hommes. Aller, la charge diminuée, prêt au baroud, aller comme le vent.
    Ne s’arrêter que pour relever la piste et supputer à des détails infimes le nombre des fuyards, leurs projets et leur fatigue.
    Aller jusqu’au moment où peut-être l’on trouvera sur le flanc un chameau qui, dépecé tout aussitôt, vous indiquera, par sa bosse vidée, par ses chairs flasques et par la moelle desséchée de ses os, la terrible randonnée que le rezzi vient d’effectuer et dont l’excès même va le livrer, vaincu de vitesse, à vos coups !
    À l’annonce des radios de Kabara, c’est cela qu’a vu tout de suite le petit lieutenant Toulet.

Sagesse

    Le capitaine Poggi – un rude jouteur à ces jeux du hasard et du désert – refrène ce juvénile enthousiasme. Les R’Gueibat ont avec lui un vieux compte à régler – une bonne frottée naguère administrée à certains des leurs. Si, aujourd’hui, ils le cherchent, c’est parce qu’ils sont en force.
    Car, ces gens-là, vous ne les voyez qu’à la minute où ils ont sur vous la supériorité du nombre ou de la surprise. Tant qu’ils ne sont pas certains de « vous avoir », c’est en vain que vous les chercherez dans ce néant où ils ont l’art de se dissoudre.
    Et puis, n’y a-t-il pas, pour l’escorte de l’azalaï, une stricte mission qui la rive à la caravane ?
    Mais les mots de sagesse que prononce le capitaine Poggi, son regard les dément, ce regard qui suit, à l’horizon lointain, le galop des noirs méharistes à la rouge chéchia, auprès desquels charge aussi le goum des hommes aux voiles bleus qui excitent leur méhari au psalmodiement de la prière.
    – Puisqu’on ne peut pas aller les chercher... au moins s’ils pouvaient venir !
Ce petit lieutenant Toulet ne rêve que plaies et bosses.

Radios de Béchar

    Le capitaine Poggi a rappelé le sergent Dezet.
    – Au fait, lui dit-il, si vous mettiez au clair ces radios que vous avez captés l’autre jour et qui, paraît-il, ne nous intéressaient pas ?
    Quelques instants plus tard, le radiotélégraphiste est de retour.
    Mais c’est que ces télégrammes « sans intérêt » nous intéressent, nous, rudement. Et, tout éberlués, nous en prenons connaissance.
    Le premier est conçu en ces termes :

    Radio de Béchar n° 2 - 106 - 6/12, 17 heures. - Officiel. Urgent - Territoire état-major Béchar à gouverneur général A. O. F., Dakar, Soudan, Bamako, Niger, Niamey, Mauritanie, etc. Poste Ouallen télégraphie :
    Caravane touareg venant de l’Adrar des Iffoghas se dirigeant sur Touat, arrivée Ouallen 5/12. Stop. A recoupé vers 25 novembre traces fraîches environ vingt Berbères venant ouest et semblant se diriger sur sud-est
.


    L’autre, eh bien ! c’est le fameux télégramme que nous a envoyé la paternelle sollicitude du colonel Trinquet. Le commandant du territoire d’Ain-Sefra, à l’annonce de ces rezzou, a voulu nous retenir à Reggan ou, tout au moins, différer notre départ.
    Et, avec émotion, nous suivons, parmi les signes que rétablit le sergent Dezet, la pensée affectueuse qui, à travers l’espace, nous dicte les conseils de prudence.
    Sur la feuille, maintenant, nous lisons :

    Radio de Béchar n° 132 - 8/12, 17 heures. - Officiel. Urgent. - Territoire état-major Béchar à Transsaharienne Reggan en communication saharienne Adrar et poste Ouallen.
    Primo : Poste Ouallen télégraphie le 6 : Caravane touareg allant à Kidal, attaquée par razzieurs le 2, vers Taoudrist, 100 k. sud de Oum-el-Zous. Stop. 2 Touareg tués, chameaux, marchandises enlevés. Stop. 4° peloton a engagé poursuite rezzou. Quinze fusils en fuite vers le sud.
    Secundo : Prévenir mission Gerville.
    Réache - Roger-Mathieu rester provisoirement Reggan. Rezzi devant vraisemblablement remonter en coupant itinéraire mission par sud Erg Chache, région Taoudeni.
    Tertio : Si mission partie, prière me faire connaître si elle dispose T. S. F. et, dans ce cas, prévenir directement qu’elle ne s’engage pas dans région Erg Taoudeni, mais revienne Reggan ou rallie Gao suivant qu’elle aura ou non dépassé Bidon-5. Stop. Si mission a pas T. S. F., avertir par avion Compagnie transsaharienne qui devra pas s’écarter de la piste auto.

    Mais là ne s’est pas bornée cette attentive sollicitude d’un chef qui connaît les traîtrises du désert.
    Ses services de renseignements suivent la marche de ces différents rezzou et, dès qu’une hypothèse apparaît plausible, dès qu’un danger menace, le colonel Trinquet s’efforce de nous alerter.
    Par un miracle extraordinaire, les postes qui devaient recueillir pour nous ces messages sont demeurés muets, et c’est ce petit appareil portatif de l’azalaï qui, lui, a capté, à travers le silencieux espace, la voix alarmée qui nous met en garde.

Alerte

    Deux jours plus tard encore, ce radio, recueilli la veille même de notre arrivée, alors que le capitaine Poggi était à mille lieues d’imaginer notre venue prochaine.
    Au plus vite, le texte en est établi. Et, à nouveau, nous lisons :

    Radio de Béchar n° 105 - 96 - 6, 11 h. 30. - Officiel. Urgent. Territoire état-major Béchar à Saharienne Adrar :
    Si rezzi pas accroché par peloton de poursuite pourrait être environs Taoudeni, sud Erg Chache, vers 20 décembre. Stop. Il y aurait lieu prévenir mission Matin par T. S. F. se tenir sur ses gardes et lui faire savoir que deux pelotons compagnie saharienne Touat cherchent à couper retraite rezzi et pousseront patrouille aux environs Oum-el-Assel.

    Les recoupements que permettent ces divers radios nous concernant et ceux directement reçus par le capitaine Poggi ne nous présentent pas notre situation sous un jour extrêmement favorable.
    Une petite émotion rétrospective s’empare de nous à la pensée de la pénible aventure qui aurait pu, ces jours derniers, nous advenir ; et une colère tardive nous fait maintenant reprocher à Abd el Kader et à Bou Kresba ces gardes somnolentes qu’ils montaient, la nuit, à une heure où, peut-être, tout près de nous, rôdaient les R’Gueibat.
    Le chef d’état-major, qui a des formules lapidaires, tourné vers notre guide infortuné, lui crie :
    – Bou Kresba, groupe mobile, macache la force... Mais, au retour, pleine la faction !...
    Du coup, l’avantageux méhariste en a cessé de balancer avec eurythmie ses avantages postérieurs.

Nouveaux radios inquiétants

    Décidément, cette journée est fertile en émotions radiotélégraphiques. À peine avons-nous cessé d’épiloguer sur ces divers messages que le sergent Dezet, en courant, revient vers nous.
    À l’heure ordinaire de l’écoute, il a reçu, à nouveau, ces deux radios.
    L’un émane du poste de Kidal. Le capitaine Poggi nous le lit :

    Groupe nomade Timetrine à commandant d’armes In-Salah et postes sud-algériens :

    Vous communiquons goumiers blessés Tessalit 6 décembre. Stop. Rezzi R’Gueibat parti direction inconnue. – CAVAGNAC.

    Le second, plus important encore, nous concerne directement, Il est signé du colonel Charbonnier, qui commande le territoire de Tombouctou.
Avec un émoi grandissant nous lisons ces lignes qui vont décider de la fin de notre aventure :

    Cercle Tombouctou à groupe nomade Araouan :
    N° 1.998 priorité Béchar communique rezzou retournant Sud coupera probablement piste laissée par mission entre 8 et 15 décembre. Stop. Rezzi s’il n’est accroché pourrait être Taoudeni vers 20 décembre. Prévenez mission Matin. – Colonel CHARBONNIER.

    Vers nous, fraternel et grave, s’est retourné le capitaine Poggi.
    Sur ce masque de méhariste héroïque et qui a connu les pires aventures du bled, nous lisons une pensée inquiète.
    Au nord, au sud, partout, nous encercle la menace des rezzou.
    Que faire ?

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

Source :

du 31 janvier 1932

Route au Nord, quand même !