L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Route au Nord, quand même !



En haut : l’escorte de l’azalaï
En bas : le capitaine Poggi fait à l'aube l’appel des Soudanais de l’escorte.

    Le sergent Biesse a terminé l’appel de ces petits gars noirs des bords du Niger, dont les noms jetés à voix forte dans cette immensité ardente mettent soudain comme un bruit de ces sources fraîches qui babillent au pays de l’eau.
    Un lourd silence pèse en nous qui sommes autour de cette table de fortune sur laquelle nous avons étendu la carte imprécise où se fixent les multiples événements qu’ont révélés les radios.
    Avec Georges Estienne, le capitaine Poggi, le lieutenant Toulet, c’est un véritable conseil de guerre que nous tenons. Il faut qu’une décision soit prise et dans la minute même.
    Le délicat de notre situation, est-il besoin de le souligner ? La carte le fait pour sa part avec une trop rude éloquence.
    Du nord, du sud, en marche concentrique, sept rezzou signalés – et qui ont laissé de leur passage une attestation sanglante – regagnent leurs repaires du Rio de Oro, et ont comme point de passage obligé Taoudeni où nous sommes.
    La route du nord, la route de l’est comportent le redoutable aléa de leur rencontre.

Sagesse…

    D’un doigt nonchalant, le capitaine Poggi a fait tomber la cendre de sa cigarette, et l’index pointé sur la carte, il nous dit :
    – Il n’y a qu’une, solution, et elle est au sud !
    Nous avons bondi.
    Mais calme, Poggi continue.
    – Oui, au sud. La sagesse la commande. Vous devez rester avec nous, sous la protection de l’escorte de l’azalaï. Dans huit jours nous aurons gagné Taoudeni et chargé les barres de sel à Agorgott. Vous nous suivrez ; avec nous vous redescendrez sur Araouan et Tombouctou. C’est une affaire de quarante jours. Il est évident que ça manque un peu de cinéma. Mais nous n’avons pas mieux à vous offrir.
    « La vie sauve ça vaut bien quarante jours d’embêtements. »
    Nous n’avons pas eu besoin de nous consulter, Georges Estienne et nous.

... et Destinée

    Notre avis identique refuse l’offre fraternelle du capitaine Poggi.
    Ce que signifie, en effet, cette généreuse proposition pour ces braves dont les vivres sont rationnés, c’est le partage du peu qui leur reste avec nous qui, dans trois ou quatre jours, ne posséderons plus une seule boîte de conserves.
    Et cela déjà suffirait à nous faire repousser cet inacceptable sacrifice.
    Mais il y a d’autres impossibilités.
    La route du sud, les dunes la barrent à nos voitures.
    – Nous avons assez de chameaux pour vous tirer du sable, si vous êtes enlisés, insiste Poggi.
    À quoi nous ripostons :
    – Nous n’aurons pas fait la moitié de la route dans cette épouvantable terrain mou que nous aurons épuisé notre provision d’essence.
    – Alors, abandonnez vos Renault, et à la prochaine azalaï, si aucun nomade ayant son permis de conduire ne les a enlevées, nous les ramènerons.
    – Non, nous n’abandonnerons pas les braves voitures qui nous ont tirés de l’Erg et de l’Hammada.
    Le capitaine Poggi sent notre volonté de mener – coûte que coûte – jusqu’au bout l’aventure.
    Et avec le brave Toulet il s’inquiète :
    – Rappelez-vous, nous dit-il encore, ce mot, que vous nous rapportiez, de ce chef qui a vu juste, le Colonel Trinquet :
    – « Au désert, la chose la plus redoutable, c’est la confiance », j’ajouterai moi, le trop de confiance en soi.
    Mais nous nous obstinons. Nous n’irons point vers le sud, nous abandonnerons l’azalaï, et les bons camarades qui l’escortent. Jusqu’au bout nous tenterons notre chance.
    – Encore un fois, tente à nouveau Poggi, je vous demande de redescendre avec nous. Si vous ne vous rendez pas à cette prière, soit, vous partirez. Je n’ai point reçu de mes chefs l’ordre d’empêcher ce que je considère comme une folie. Mais, en copain, je vous l’affirme, si avant votre départ cet ordre arrive, foi de Poggi, vous ne partirez pas !
    « C’est mon amitié même qui me contraint à la plus rigoureuse exécution de ma consigne. »
    Brave Poggi ! brave Toulet !

D’abord, partir !

    L’amicale menace n’a eu qu’un effet : nous déterminer à quitter au plus vite l’azalaï.
    Par quelle route ? Nous le verrons plus tard. Pour le moment, partir.
    – Aux voitures ! Brulard et d’Annouville, une rapide révision ! Vous avez encore tout ce jour et demain à l’aube, le départ !
    Au nord ? À l’est ?
    Nous allons maintenant déterminer notre marche.
    La route du nord ! Le souvenir de notre terrible randonnée de ces jours derniers ne nous incite guère à la reprendre.
    Si nous pouvions, nous jetant vers l’est, gagner au plus vite le Tanezrouft dont l’inviolable immensité sans eau nous protégera, et nous mettre, aux abords du Bidon-5, par exemple, sous la protection de cette ligne de sécurité que constitue la piste transsaharienne Reggan – Gao ?
    Tandis que l’un de nous mesure kilométriquement cette route, Georges Estienne calcule notre réserve d’essence.
    Hélas ! la route de l’est est impossible. Il ne nous reste en carburant même pas de quoi couvrir 800 kilomètres.
    Une diabolique fatalité nous rejette vers ce chemin du nord, que suit peut-être – éberlué – au long des traces que nous avons laissées l’un des rezzou qu’on nous signale.
    Sans doute pour venir nous avons couvert près de mille kilomètres, mais cette fois, sur nos gardes, nous ne nous laisserons pas attirer par l’Erg redoutable et nous pourrons réduire considérablement notre premier parcours.
    De l’Hammada, de l’effroyable et disloquante Hammada, nous pourrons, en ce retour, éviter également la plus grande partie. Nous la prendrons vers le nord où elle s’étrangle et nous n’aurons plus cette interminable traversée de la caillasse qui a failli avoir raison de nos pneus et de nos ponts arrière.
    Nous piquerons droit au nord sur le puits de Bir en Nahrat. Avec cette économie du parcours sur l’Hammada, avec l’Erg évité, c’est-à-dire deux cents kilomètres de raccourci.
    De quoi juste arriver !

Dernières objections

    Affectueux et inquiets, Poggi et Toulet nous ont vus échafauder ce plan qu’ils jugent téméraire.
    – Comment, répètent-ils, pouvez-vous calculer avec une marge aussi étroite, dans ces pays où l’on ne dit jamais que peut-être ; où le certain lui-même ne l’est pas ?
    – Comment Poggi, une marge étroite dans nos calculs ? Une marge étroite, quand on n’a même pas fait entrer dans notre estimation un peu de chance.
    – La chance – la veine –au désert, ça ne compte pas comme marge ?
    Et quand nous disions ces mots, passait devant nos yeux reconnaissants la tête rase et noire d’un Kounta !
    Puisque notre volonté est inébranlable ; puisque malgré les rezzou qu’on signale et les avis qu’il nous donne, nous sommes décidés à tenter l’aventure vers le nord, le capitaine Poggi mettra maintenant tout en œuvre pour que nous nous tirions au mieux de cette affaire.
    – Votre puits de Bir en Nahrat ne me dit rien qui vaille. Si des mauvais garçons doivent vous attendre quelque part, ce coupe-gorge me paraît un lieu tout indiqué. Toulet si l’on envoyait un chouff (1) s’assurer que le puits n’est pas occupé ?
    On rassemble les goumiers et les partisans. Hélas ! aucun d’eux sans doute ne se soucie de cette petite promenade. Les puits ont, décidément, dans le désert fâcheuse réputation. Avec ensemble, tous déclarent ignorer où peut bien se trouver ce Bir en Nahrat dont ils entendent assurément parler pour la première fois !

Seuls

    Tant pis, seuls encore, nous tenterons l’aventure. Le découvrirons-nous ce puits, au creux étranglé de l’Hammada contre les gours.
    Entre Poggi inquiet et Toulet attristé, la journée s’est passée en préparatifs.
    Demain aux premières lueurs du jour nous aurons déjà fait de la route.
    Demain, entre les hommes bleus des rezzou, montés sur leurs chameaux infatigables et nous qui nous confions à une sûreté mécanique, ce sera le match émouvant de vitesse dont l’enjeu est notre salut.
    Demain…
    Le soleil a touché les bords plats de la terre. Il étale devant nous sur le sable l’émouvante palette de ses violets dégradés, de ses rouges atténués et sanglants.
    Devant ceux qui n’ont pas la foi de ce ciel pâli d’Islam, il étend la splendeur inutile d’un immense tapis de prière.

« Au drapeau ! »

    Un coup de sifflet strident a déchiré ce silence que nous respections.
    Les tirailleurs du groupe nomade ont gagné en courant leurs emplacements de combat.
    La tête enturbannée d’un cheuh noir, la barbe dorée par une lueur dernière, le sergent Biesse, devant le capitaine Poggi muet et droit à nouveau fait l’appel des hommes de l’escorte immobiles. Au garde à vous ces Sénégalais semblent un décor de noires cariatides dont on aurait tout à coup crénelé la colline.
    – Baïonnette au canon !
    Un cliquetis prolonge l’approvisionnement des armes prêtes à tirer dans cette nuit qui vient.
    – Garde à vous !
    Pays, ô pays lointain…
    Un clairon lent a égrené des notes dont l’éclat s’est assoupi en ce bruit d’ailes fatiguées que fait, en tombant de sa hampe, un drapeau...

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(1) Éclaireurs montés.

 

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

Source :

du 1er février 1932

Sur le chemin du retour : vitesse, et circonspection