L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Sur le chemin du retour :
vitesse, et circonspection

    Le petit jour. Au ralenti, ronronnent les moteurs des Renault. Tout est prêt. Et c’est la minute dernière des adieux. Auprès de nous, nous retenant encore d’une fraternelle étreinte, ils sont là, nos braves, nos vaillants compagnons, le capitaine Poggi, le lieutenant Toulet. Serait-il juste de mesurer au nombre des jours que nous avons passés avec eux ces sentiments d’amitié et d’estime qui souffrent maintenant en nous de la séparation prochaine ? Le désert fait tout en grand : la haine inexpiable et le dévouement sans limite.
    – Parce que nous vous avons reçus assez mal « brusqués » et à la bonne franquette, vous ne médirez pas, au moins, de la « coloniale », nous dit, en riant, Poggi.

Adieu à la « coloniale »

    Médire d’elle ! D’elle et de tous ceux – méharistes du nord et des groupes mobiles – qui sont la vie, la gloire, l’épopée de ce désert ?
    De quel cœur sec, de quelle intelligence obtuse faudrait-il être affligé pour ne pas emporter de ce pays la vision magnifique et noble de ces soldats, de ces pionniers, de ces apôtres ?
    Le devoir modeste et quotidien ! Leur histoire, on la connaît par bribes qui s’oublient vite. C’est qu’elle est inscrite sur un sable qui boit avec avidité le sang qu’on a versé.
    Vos fatigues, vos peines, vos souffrances, vos exploits, vous, de la coloniale ou des groupes mobiles, les connaît-on autrement que par ces récits désabusés qu’on fait parfois, aux soirs pénibles de cafard ?
    Combien les ont connus ? Combien les ont oubliés ?
    Devant tant de cruelle ignorance, n’étalerez-vous pas un jour cette carte magnifique où, sous notre drapeau, se joignent, par-dessus plus de mille kilomètres de sable, notre Afrique eu nord, notre Afrique du centre ? Cette carte, ce Sahara français, c’est ça vos fatigues, vos peines, vos souffrances, vos exploits !
    Héros modestes, héros vivants et méconnus, héros morts dont les cadavres ont jalonné la conquête, c’est, vous tous qu'en cette minute nous pensions respectueusement étreindre, dans ce fraternel embrassement de deux des vôtres.
    Adieu, Poggi ! Adieu, Toulet ! Adieu, vous autres !
    Nous sommes repartis vers le nord, vers la vie…

En route

    À nouveau, nos voitures tressautent sur cet affreux terrain rocailleux de l’Hammada. Il nous faut rechercher l’étranglement propice de ce plateau que nous livrera tout d’abord la reconnaissance du puits de Bir en Nahrat.
    Si nous découvrons le puits, nous tenons la route.
    Pendant près de deux heures, nos autos vont danser à se disloquer sur l’« infecte caillasse ».
    Enfin, voici, dominant le plateau, les gours entre lesquels doit se trouver le repère que nous cherchons.
    Ces pierres amoncelées sur le sable, c’est ça, évidemment ; c’est Bir en Nahrat, le seul point d’eau dans ces rochers déserts.
    Pour trouver la nappe liquide, il faudrait abattre cet amas de roches, creuser le sol. Inutile. Nous avons reconnu le point géographique. Quant à l’eau, nous n’en avons pas besoin.
    Nos récipients sont pleins de celle que nous avons puisée à Télig et que nous avons verdunisée consciencieusement, suivant la simple et rigoureuse méthode qui nous a été enseignée avant notre départ. Nous sommes donc aussi abondamment qu’excellemment pourvus.
    Marchons, gagnons du temps. Il nous faut sortir au plus vite de cette région trop connue des rezzou R’gueïbat et Beraber.
    Trois ou quatre fois déjà, des mechbed (traces de chameau) nous ont avertis que, si tout paraît vide et sans être qui respire en cette immensité, il est peut-être, autour de nous, quand même, une présence mystérieuse et hostile.

La nuit inquiétante

    Quand, au soir de ce 11 décembre, la nuit venant, nous avons dû faire halte, nous avions parcouru dans cette zone, la plus difficile, la plus dangereuse aussi, près de 200 kilomètres.
    L’obscurité, qui vient si vite, ne nous a pas laissé le temps de préparer notre dîner. Nous avons si froid, nous sommes si affamés, que, malgré l’expresse recommandation du capitaine Poggi, nous ferons quand même du feu pour avoir quelque aliment chaud.
    Abd el Kader et Bou Kresba, qui se contenteraient de dattes sèches, tant est grande leur frayeur, poussent de hauts cris devant nos préparatifs.
    On passe outre. Et même, comme, décidément, on n’y voit goutte dans cette nuit du diable, nous allumons les phares d’une voiture.
    Mais, à ce coup, les deux Arabes ont jeté de telles clameurs terrifiées que nous avons dû éteindre et continuer à manger dans l’obscurité.
    Ah ! ce soir, il ne sera pas besoin de rondes pour contraindre nos indigènes à veiller. Sans qu’on le leur dise, ils ont pris leur mousqueton, et comme deux paires d’yeux valent mieux qu’une, ensemble ils montent la garde.
    Aux heures critiques – celles de la fin de la nuit – à notre tour, nous prendrons la faction.

La deuxième étampe

    Et voici le jour. Rien n’a troublé notre repos que le froid atroce, qui nous a forcés si souvent à nous relever pour battre la semelle.
    Vite, il faut lever le camp. Hier, en fin de l’étape, nous avions un moment aperçu les traces qu’à l’aller ont laissé dans le sable les roues de nos voitures. Ce matin, soit que nous nous soyons écartés de notre route primitive, soit que le vent ait effacé le double sillon, nous ne voyons plus rien.
    Un moment, nous avons eu l’espoir – tant nos Renault avancent vite et facilement dans ce sable dur – d’arriver à Reggan le soir même.
    Mais bien que, vers la fin de la matinée, nous ayons à nouveau retrouvé nos traces, nous devons cependant perdre cette espérance de passer la nuit – même en sa dernière partie – dans un lit qui soit chaud.
    Déjà l’obscurité revient pour la seconde fois depuis que nous avons quitté les lieux maudits. Il nous faudra camper encore.
    Le compteur nous a donné quand même une très bonne nouvelle : 327 kilomètres ont été parcourus au cours de cette seconde étape.
    Il nous en reste à peine un peu plus de 200 d’ici Reggan. La réserve d’essence consultée est assez rassurante. À condition, bien entendu, de ne pas s’embarquer, comme à l’aller dans l’Erg Chache.
    Nous sommes maintenant en plein Tanezrouft. Et, dans ce néant, nous ressentons pour la première fois un peu de sécurité. Sur nos corps épuisés et transis, un sommeil sans inquiétude va pouvoir verser son baume reposant.
    Notre tâche accomplie, nous goûtons enfin la certitude du retour.

Voici Reggan

    L’aube est née, radieuse pour nous. En route !
    La dernière étape !
    Le ronronnement continu et puissant des moteurs nous berce. Sous nos roues qui tournent à bonne allure, le reg uni grésille sa chanson monotone.
    Cent, cent quatre-vingts kilomètres parcourus.
    Là-bas, dans le sable blond qu’irradie le soleil, une vapeur rose et grise.
    – Ce n’est pas un mirage, Georges Estienne !
    Le trait sombre s’épaissit et l’emporte maintenant, dans ce halo qui flotte au lointain horizon.
    Des arbres ! La palmeraie de Reggan ! Nos cœurs battent d’un rythme rapide et violent.
    Reggan ! Voici Reggan ! Ce trait lumineux et fragile, dans cette buée grise, c’est le bordj de la Transsaharienne. Il n’est plus, peut-être, qu’à vingt-cinq kilomètres.
    – Plus vite, nos chères Renault ! De toute votre vitesse, vers ce lieu où il est de la verdure, une eau fraîche, une eau douce, une vie qui n’est point un martyre, des hommes qui ne sont point des esclaves.
    Éloignez-vous de nos esprits, hartâni misérables, que courbe le mortel travail dans cet enfer du sel !
    Après avoir touché le tréfonds de l’horreur, nous allons vers ce sourire de la terre : l’ombre balancée d’un arbre verdoyant !
    – Il nous reste encore comme essence, crie joyeusement Georges Estienne, de quoi faire 50 kilomètres.
    Qu’importe ? Reggan est là !
    Au-dessus des murs blancs et lisses du bordj – guetteur inquiet et soudain transfiguré – l’ingénieur Boret, à la corne du mât, vient d’envoyer, en plein ciel, les couleurs de la France !

 

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 


Source :

du 2 février 1932

Utiles enseignements d'un dur voyage