Sciences et Voyages : revue hebdomadaire illustrée n° 394 du 17 mars 1927
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Depuis plusieurs années, Sciences et Voyages s’est imposé la tâche de découvrir, loin des publicités tapageuses et des indiscrètes réclames, les jeunes énergies dont l’effort resterait, sans son aide, ignoré du grand public, parce qu’il se consacre uniquement à l’œuvre entreprise, sans tirer de son succès d’autre profit que la satisfaction de s’être librement dépensé, ni chercher la gloire ailleurs que dans l’orgueil tout personnel d’avoir réussi.
Le résultat de cette méthode n’a pas été vain. D’abord, nos lecteurs en ont profité, par l’intérêt qu’ils ont trouvé au récit des exploits, — parfois vraiment audacieux, — réalisés par nos héros. Et ceux-ci, sans doute reconnaissants de notre accueil, et toujours ardents de courir à de nouvelles aventures, se sont fait un devoir et un plaisir de nous en réserver la primeur.
C’est ainsi que M. Rossion, dont nous contions naguère l’étonnante randonnée à travers le Hoggar et le Tanezrouft, vient de repartir pour un raid bien plus surprenant encore, dont nous serons les premiers à connaître les résultats. Et, en attendant, M. Jean Thomas, que nous avions précédemment suivi chez les pêcheurs du Niger et au Sahara, vient de nous apporter, retour du désert, un carnet de route et une série de photographies d’un intérêt peut-être plus grand encore, en raison de circonstances toutes particulières dans lesquelles le voyage s’est accompli.
C’est, en effet, en compagnie de Mme Thomas et de son fils, âgé de sept ans et demi ( !) que notre correspondant a affronté cette fois la rude traversée du grand Erg Oriental et des dunes sahariennes. Et, si nos félicitations doivent être accordées sans restrictions au jeune chef de famille qui a osé ce projet et l’a réussi, nous ne devons pas les ménager à ceux qui se sont confiés à sa direction, ont accepté tous les risques de l’entreprise et en ont surmonté, avec un indéniable courage, toutes les difficultés.
Il ne s’agit pas là en effet d’un banal record sportif. C’est mieux que cela. C’est un exemple et un enseignement. Soucieux de l’éducation de son fils, désireux de faire de l’enfant un homme digne de ce nom, M. Thomas a jugé, avec raison sans aucun doute, que les meilleures leçons n’étaient pas celles que donnent les théories et les livres, mais celles qu’on reçoit directement de la vie. Comprendre l’explication d’un fait, interprété par quelqu’un qui ne le connaît, la plupart du temps, que par le témoignage d’un autre, est bien. Mais en subir l’impression, non déformée par un intermédiaire, est mieux. Les admirables spectacles de la nature n’élèvent vraiment l’âme que quand on les contemple soi-même.
Et il n’est jamais trop tôt, bien au contraire, pour en recevoir l’inoubliable leçon.
Enfin, en réalisant cette incontestable prouesse, M. Thomas a démontré, une fois de plus, que les timides et les pusillanimes ont toujours tort et que le succès ne couronne que ceux qui osent. Déconseillé par les moins pessimistes, traité de fou par les soi-disant experts en la matière, encouragé seulement par un très petit nombre de vrais connaisseurs, à la tête desquels il faut placer, comme toujours en pareil cas, ce parfait modèle du chef saharien qu’est le commandant Duclos, directeur des Territoires du Sud, M. Jean Thomas a porté un nouveau coup fatal à la désastreuse légende de nos colonies homicides et impénétrables. À l’heure où nous avons besoin de tant de jeunes activités pour les peupler et en développer les richesses, son exploit est mieux qu’un tour de force : c’est une bonne action.LES MOYENS D’ACCÈS
Le Sahara n’est pas accessible qu’aux caravanes de dromadaires ou d’automobiles plus ou moins compliquées, perfectionnées, transformées pour ce genre de course. Vous pouvez vous en tirer à bien meilleur compte, pourvu que vous possédiez du « cran ». Il est vrai que cela n’est pas donné à tout le monde et qu’il ne suffit pas d’y mettre le prix pour en avoir. Mais, riche de ce genre de fortune, vous pouvez vous permettre de réussir ce que les capitaux les plus massifs ne vous autoriseraient pas de tenter, par leur seul pouvoir.
Une vieille moto-side-car, provenant des stocks américains, ne semble pas prédestinée et spécialement construite pour affronter les sables et les hammadas du désert. Pour peu que ses organes internes aient subi divers dommages qui la rendraient douteuse sur des routes normales, elle paraît même tout à fait contre-indiquée. C’est pourtant avec un instrument de ce genre que nos voyageurs vont affronter l’épreuve. Qu’on nous vienne dire après cela qu’il faut des engins combinés par des inventeurs spécialistes et conduits en cortège sur des pistes aménagées d’avance vers des étapes où se tient prête toute une petite usine de réparation, si l’on veut s’aventurer dans le Sahara !
N’allez pas croire, cependant qu’il suffise de posséder une machine à demi hors d’usage pour que tout aille pour le mieux. C’est ainsi que le 24 décembre dernier, jour fixé pour le départ, fut tout entier employé, non pas à faire de la route, mais à réparer... des réparations ! Ces dernières étaient l’œuvre d’un mécanicien local, qui, d’une motocyclette à peu près normale, avait réussi à fabriquer une sorte de chaudron réfractaire à tout mouvement. Il était d’ailleurs pleinement satisfait de son ouvrage car, comme tous les grands créateurs, il n’en avait envisagé que le résultat : en l'occurrence, c’était la note à payer. Il n’y manquait ni une vis ni un boulon.
Ce contre-temps eut du moins un avantage moral. Toute l’expédition étant en somme organisée pour former le caractère et tremper l’énergie du petit explorateur de sept ans, Pierre Thomas, l’enfant trouva là une excellente occasion d’éprouver une déception profonde et de n’en point perdre pour cela la confiance ni l’espoir. Et il en fut récompensé car, après avoir jugé la situation assez désastreuse pour songer à prendre le banal chemin de fer, son père modifia si bien le chef-d’œuvre du maître ouvrier que, le lendemain, la moto était redevenue une moto et emportait vers leurs destinées les trois voyageurs.
Cependant, ce retour à son usage naturel n’était pas du goût de la machine, à qui son premier réparateur avait inculqué sans doute un nouvel idéal et des ambitions subversives, car, au bout de quelques kilomètres, elle avait rejeté avec dégoût, loin d’elle, comme des entraves inutiles, les attaches du side-car, desserré ses écrous et brisé toutes ses pièces refaites, pour bien montrer qu’elle n’en voulait plus.
Mais elle avait affaire à un maître plus obstiné qu’elle encore. Tout fut remis en ordre par ses soins et la récalcitrante fut menée de force jusqu’à l’Arba, à 30 kilomètres du point de départ, c’est-à-dire d’Alger... Ce n’était pas un début très héroïque que cette distance parcourue sur de vraies routes, au cours de la première étape. Décidément, la moto s’annonçait de moins en moins faite pour affronter de dures épreuves. Ce n’était pourtant qu’une raison de plus, pour son énergique conducteur, de l’y engager.PREMIERS CONTACTS AVEC LES DIFFICULTÉS
Aussi, la lance-t-il sur les premières pentes de l’Atlas, lui fait-il franchir, sans qu’elle n’ait plus rien osé dire, le col de Sakamody, et la laisse-t-il descendre sur Tablad dont l'admirable panorama doit être d’une beauté assez sereine, pour calmer la désagréable humeur d’une mécanique hargneuse, puisque, jusqu’à l’arrivée nocturne au village fortifié d’Aumale, tout se passe bien.
Cimetière indigène, perdu dans les plaines désertiques, à droite, le tombeau d’un marabout
Mais si le petit Pierre a fait, ce jour-là, connaissance avec la mauvaise volonté des choses, il apprendra, ce soir, à connaître le mauvais vouloir des hommes. Ce sont les hôteliers de l’unique auberge du village qui se chargent de la leçon, en offrant aux voyageurs des lits dont les draps semblent n’avoir pas été changés, ou à peu près, depuis l’époque de la conquête. Voilà ce que c’est que d'entreprendre des excursions en dehors du patronage des agences. Malheur aux indépendants et aux amoureux de liberté !
La traversée d’un large oued, au lit caillouteux par suite de la sécheresse,
mais qu’un seul orage pourrait transformer subitement en torrent impétueux
Mais qu’importe ! C’est encore ici la « civilisation » qui n’aime pas l’originalité et les chercheurs d’impressions neuves. Le désert sera plus accueillant, bientôt, quand il reconnaîtra les errants épris de sa solitude. Et, dès ses approches, il souhaite à ceux-ci la bienvenue par un radieux soleil qui éclaire, sur les Hauts-Plateaux, l’impressionnante immensité des nouveaux paysages, et montre, aux yeux émerveillés du petit Pierre, les spectacles inconnus du monde différent où il va pénétrer.
Déjà, ce sont les vastes étendues, de plus en plus dénudées, où croissent de maigres touffes d’alfa dont les premiers chameaux rencontrés font leur nourriture. De petits ânes, écrasés sous le poids démesuré de leur charge, cheminent péniblement. Des troupeaux s’effarent au ronflement inusité du moteur. Puis, on atteint les arides montagnes aux roches fauves, calcinées par des siècles de lumière, où s’oppose le contraste des profondes ombres bleues. Et après 125 kilomètres de route, voici qu’apparaît le charme symbolique du désert, la blanche oasis abritée sous le vert sombre des palmes, Bou Saada.
L’accueil y est déjà tout autre. Décidément, on est déjà « loin », car les hôtes y sont aimables et les indigènes complaisants. Évidemment, les villes ne sont pas si éloignées qu’elles n’aient introduit là de leurs usages. Les petits « yaouleds », les obstinés cireurs de chaussures qui se collent à vous comme des mouches dans toutes les cités d’Afrique et d’Orient sont ici aussi importuns qu'ailleurs et d’un dévouement à vous rendre leurs services, même si vous n’en avez pas besoin, qui n’a d’égal que leur acharnement à la mendicité. Mais le paysage n'en garde pas moins sa splendeur, et lorsque le soir descend en clartés de safran et de lilas sur les sables, les petits ennuis, imposés par le contact des hommes, sont réduits à leur juste valeur !
Pour nos amateurs de libres espaces, c’est le lendemain, 27 décembre, que le véritable plaisir du voyage va commencer.LA ROUTE FAIT PLACE À LA PISTE
Grande étape. Il s’agit, sur une mauvaise piste, de franchir les 230 kilomètres qui séparent Bou Saada de Biskra. C’est bien, cette fois, le contact avec le désert.
La moto a fait ce qu’elle a pu pour apporter des modifications imprévues dans le programme. Un réservoir percé, semant l’essence sur la route avec la même largesse qu’une arroseuse municipale répand son eau, lui a paru une fantaisie d’autant plus agréable que l’unique mécanicien de Bou Saada, brave homme sans exigences, n’a, sur l’art de la soudure, que les notions les plus vagues. Il les remplace heureusement par des secrets de métier fort originaux et, à défaut de plomb, c’est avec du savon noir qu’il bouche le trou fatal. Il n’est pas inutile de mentionner ici que la réparation tiendra tout de même !
Donc, en route ! La journée s’annonce belle et la piste aussi. Mais la journée seule tiendra sa promesse.
Les aspects du paysage sont variés à souhait. Tantôt, ce sont d’arides passages, des encaissements pierreux où ne croît qu’une végétation appauvrie, ou des ravins profonds, plus désolés encore, qui sont les lits des oueds à sec.
Puis, presque sans transition, voici un riant vallon bordé de lauriers-roses, ou des bois verts, touffus, sauvages, où doit vivre en paix toute sorte de gibier. Et, au-delà, l’aridité désertique recommence.
Sur la route de Bou-Saada à Biskra - Au sortir d'un oued desséché, c’est un riant passage bordé de lauriers roses,
près du village d’El Hamel. Dans le side-car, Madame Germaine Thomas et le jeune PierreOn rencontre de temps en temps des villages. Celui d’El Hamel, pittoresquement perché en nid d’aigle, contient un marabout réputé. On sait qu’on nomme ainsi le tombeau élevé à la mémoire d’un pieux musulman, tombeau qui, dans la plupart des cas, a la vertu de favoriser certains miracles et est, comme tel, assidûment fréquenté par les fidèles.
Plus loin, c’est Aïn-Melah, que nos voyageurs atteignent vers midi et où ils ont la satisfaction de constater que la population est déjà celle des « pays lointains » où les vices des sociétés trop âpres à la lutte pour la vie n’ont pas encore exercé leurs ravages. C’est dire que les indigènes n’y savent tendre la main que pour serrer loyalement la vôtre en signe de bienvenue. Ce sont des hommes libres, trop fiers pour mendier et qui ont l’orgueil de leur pauvreté parce qu’elle prouve leur indépendance.
Dans le nombre, se trouve un enfant qui parle français. Sa présence,—et son savoir ! — sont les bienvenus, car, au sortir de la ville, la piste devient si incertaine et si vague qu’on a toutes les chances de la perdre, si on n’obtient pas de renseignements complémentaires. Mais le jeune guide se charge de les fournir. Et grâce à lui on peut reprendre le bon chemin, à travers les plaines sans points de repère où l'orientation est malaisée. Aux portes du village est un de ces pauvres cimetières arabes qui, plus que les nôtres, expriment le repos et l’oubli définitifs où sont ensevelis ceux qui ne sont plus. Aucun tertre ne soulève la terre où repose le corps. Quelques pierres, jetées çà et là, en marquent à peine l’emplacement. Une seule est posée debout. Mais elle ne porte aucun nom, aucune inscription, rien qui rappelle à la mémoire des vivants celle du disparu.
Madame Thomas et son fils Pierre, l’explorateur de sept ans !
LES PREMIERS ASPECTS DU DÉSERTCependant, la course se poursuit, sous le chaud soleil. On traverse de larges oueds, dont l’eau absente est remplacée par un lit de cailloux. Qu’on ne se fie pas, d’ailleurs, à cette sécheresse. Il suffirait d’une de ces pluies diluviennes dont le désert a le secret pour transformer cette piste pierreuse en un torrent impétueux. Que de fois des voyageurs ou des troupeaux surpris par la brusque arrivée des eaux ont été emportés, sans avoir eu le temps de s’en garantir.
Ici, comme partout du reste, l’eau est le grand architecte de la nature. Elle modèle le paysage selon la matière des terrains qu’elle attaque, soit par l’action directe de ses pluies, soit, par les ruissellements qui en sont la conséquence. Par endroits, c’est une grande vallée plate qu’elle forme. En d’autres, dans les roches calcaires ou marneuses, elle creuse de ces « cagnons » qui, toutes proportions gardées, rappellent les fantastiques formations des Colorados américains.
Curieux phénomènes d’érosion, à proximité de l’oued Chaïr. Ces colonnettes marneuses ont été taillés par le ruissellement des pluies.
Elles rappellent, toutes proportions gardées, les Cagnons du Colorado américain
Des murailles verticales enferment alors de sinueux couloirs où s’érigent des tours, des donjons, des colonnes qu’on croirait édifiés par un artiste humain amateur de pittoresque. Mais au lieu des géantes structures du Nouveau Monde, ce ne sont ici que des ouvrages en réduction, profonds à peine de quelques mètres. C’est que l’ouvrier, au lieu d’être un immense fleuve aux flots éternels, n’a été, au cours des siècles, qu’un ruisseau intermittent, le plus souvent à sec.
On arrive ainsi au bordj de Bou-Mellel. Puis on traverse encore des oueds, jusqu’à ce qu’on parvienne de nouveau à la région montagneuse, qu’on aborde au col de Ras-Chaïba qui ouvre le passage dans les monts du Zab.
Là, c’est la désolation d’un paysage lunaire. Des pierres, des pierres encore, des amas de roches, des éboulements, des soulèvements dénudés, dans un décor de fin du monde. Rien n’y semble vivre. Tout y paraît désordre et chaos. Et c’est ainsi jusqu’à ce que la piste conduise aux approches du camp de Sadouri, vers lequel elle se met à descendre rapidement, découvrant tout à coup, jusqu’à de lointains horizons, le moutonnement des collines dans la plaine rocailleuse. À gauche de cette piste, le roc abrupt. À droite, le précipice, avec son amoncellement de blocs écroulés.
Mais, comme souvent dans le désert, la beauté du spectacle ne réside pas dans l’aspect des choses, mais dépend de la féérie de la lumière. Dès que le soleil commence à descendre et à toucher les premiers sommets, un coup de baguette magique transfigure l’espace. L’azur métallique du ciel s’irise de rose indécis qui peu à peu s’affirme, se répand en transparentes laques qui prennent l’éclat du fer rougi à blanc.
À gauche : À Témacine, dans les jardins du caïd Si Abd-el-Kader ben Hadj Saïd, au bord du lac aux eaux magnésiennes,
dans lesquelles vivent des poissons. — À droite : La place du marché de Touggourt
Puis les teintes se fondent, se continuent au zénith en outremers assombris où déjà s’annonce le bleu-noir du ciel nocturne, tandis que l’orient s’éteint dans des violets liquides où les dernières cimes éclairées découpent un écran couleur de feu. Le silence écrasant du jour s’allège en un silence éthéré qui semble descendre du ciel comme le premier montait de la terre. C’est la paix d’une éternité qui ne dure qu’une heure, mais se renouvelle, depuis les premiers âges du monde, toujours semblable à elle-même, chaque soir.
Il serait bon de goûter longuement ce repos. Mais on ne peut oublier qu’il y a encore 85 kilomètres à couvrir, par des pistes mauvaises et que rien ne jalonne, jusqu’à Biskra. L’obscurité de la nuit n’est pas favorable en ces conditions.MARCHE NOCTURNE
Cependant, on se dégage peu à peu des solitudes inexorables. De temps à autres, maintenant, des masses sombres découpées sur le ciel indiquent la présence de palmeraies, sous lesquelles s’abrite un village, confirmé par l’aboiement des chiens que le bruit lointain du moteur inquiète. Le cas échéant, on trouverait là du secours ou un abri. Mais, jusqu’à présent, ni l’un ni l’autre ne semblent nécessaires. Et comme la lune paraît dans le ciel, la route se continue avec une relative facilité.
N’oublions pas cependant notre jeune voyageur, arrivé d’hier à ce qu’on appelle l’âge de raison, et qui, s’il raisonne effectivement les nécessités des circonstances, commence tout de même à protester par de sévères bâillements aux raisons particulières que font valoir son estomac.
Mais le désert ne voudra pas obliger son petit hôte aux suprêmes épreuves auxquelles il soumettait les grands nomades de jadis et ce n’est pas encore aujourd’hui que Pierre n’aura pour se nourrir, que le cuir de son équipement ! Car voici surgir, dans l’immensité de la plaine désertique, une grande oasis toute entourée de murs blancs, où les voyageurs cherchent vainement quelque chose qui ressemble à une porte d’entrée. Mais, tandis qu’ils hésitent, deux formes fantomatiques se dressent devant eux, drapées dans des burnous qui les révèlent au premier aspect comme d’authentiques Arabes. Et cependant, il ne faut pas se fier aux apparences, car d’abord voici les apparitions qui parlent, avec un « assent » du plus pur provençal, sur lequel il n’y a pas à se tromper !
Quoi qu’il en soit, ces Européens sont conquis aux sentiments hospitaliers des fils du désert, car ils invitent fort affablement, les visiteurs à venir se restaurer chez eux, s’excusant par avance de la simplicité du repas. Mais celui-ci est accepté avec plus de plaisir que le festin le plus somptueux et les voyageurs n’éprouvent à cette agréable réception qui leur est faite dans l’oasis de Tolga qu’un regret, c’est de n’y pouvoir plus longtemps prolonger leur séjour. Outre le charme de l’accueil, la ville isolée, où les puits artésiens sont nombreux et abondants, serait en effet curieuse à visiter. Mais, 35 kilomètres restent à parcourir avant d’arriver à Biskra, qu’il faut atteindre cette nuit.
Les approches du camp de Sadouri. La région devient accidentée. Des hauteurs de la piste rocailleuse,
on découvre d’immenses étendues désolées. Bientôt, celles-ci se nuanceront merveilleusement au coucher du soleil
Ce ne sera pas aussi facile que si l’on roulait sur une route goudronnée. En maints endroits, les roues de la moto patinent sur le sable et s’y enfoncent, obligeant les occupants à mettre pied à terre et, sans couper l’allumage, à pousser courageusement à la roue. Bon exercice d’ailleurs, car la nuit devient fraîche, comme toutes les nuits d’hiver du Sud, par contraste avec la chaleur du jour et à cause de la pureté sèche de l’atmosphère qui favorise les rapides condensations.
Enfin, tout là-bas, après bien des efforts et à une grande distance encore, des lumières apparaissent. Ce n’est plus un bordj perdu ni un village. C’est la grande Biskra, devenue aujourd’hui ville européenne et qui, naguère encore, était le point extrême que les touristes osaient atteindre au Sud, au risque de s’engager plus loin dans le Sahara presque inconnu.
L’heure n’est pas encore très tardive et les rues sont toujours animées. Autour d’une vaste place plantée d’arbres, s’alignent des maisons à arcades, des magasins, des cafés, des hôtels. L’un de ceux-ci est le but de l’étape. Petit Pierre, ainsi que ses parents, et sans oublier la moto, décidément conquise à la bonne humeur de l’aventure, y trouveront un repos bien mérité.BISKRA
Nous ne nous attarderons pas ici sur la description de la blanche cité, puisqu’à plusieurs reprises Sciences et Voyages a eu l’occasion de la présenter à ses lecteurs.
Suivons plutôt nos voyageurs, le lendemain, à la réception qui leur est faite, sur l’inlassable recommandation du commandant Duclos, chez un grand personnage de l’endroit, le Bachagha des Zibans.
Sa maison offre l’opulent aspect de la demeure classique du riche Arabe. La lumière n’y pénètre qu’avec discrétion, tamisée par d’épais vitraux de couleur qui en atténuent la crudité et ajoutent leurs demi-teintes aux chaudes nuances des tapis et des tentures, répandus — partout à profusion. Une impression de recueillement et de calme se dégage de cette pénombre où éclate çà et là le reflet d’un cuivre, le poli d’un miroir ou les vernis précieux d’un meuble incrusté. C’est le charme du repos intime opposé aux violences brutales du dehors, la paix d’une vie intérieure qui se retire loin des vaines agitations.
Le bachagha est lui-même le personnage qui convient à ce somptueux décor d’accueillante hospitalité. C’est un homme jeune, au fin visage encadré d’une barbe noire et empreint de cette fierté grave qui est le propre de la race, chez les hautes castes. Il reçoit avec plaisir ses hôtes, témoigne au petit Pierre une particulière bienveillance, sentiment également caractéristique de l’Arabe qui, dans toutes les classes, montre une grande affection pour les enfants. La conversation s’engage, autour d’un plateau garni de biscuits et de flacons de malaga... dont les invités seuls auront le libre usage, car le chef, en bon Musulman, ne boit pas de vin.
Il voudrait garder à dîner ses hôtes. Mais ceux-ci doivent repartir avant la nuit. Ce sera donc pour le passage de retour. Pour cette après-midi, il faudra s'en tenir à une promenade en automobile jusqu’à Sidi-Obka, la célèbre ville sainte.
C’est, à une vingtaine de kilomètres de Biskra, une oasis de 65 000 palmiers. Une des plus belles mosquées s’y élève, qui abrite le tombeau du fameux conquérant Obkaben-Nafé.
Au cours de la visite, un détail amusant. On sait que, pour entrer dans les lieux saints, les musulmans se déchaussent et portent leurs souliers à la main. Naguère encore, les Européens étaient obligés d’en faire autant. Dans les mosquées fréquentées, le cas était prévu, et on mettait à leur disposition de légères sandales. Mais l’opération prenait du temps et n’était pas toujours du goût de certains visiteurs. Aujourd’hui, le progrès s’est introduit même dans les vieilles traditions, sous la forme de petits Arabes qui se précipitent à vos pieds pour essuyer, très superficiellement vos semelles et vous chuchotent vivement, en tendant la main : « C’est quarante sous ! »
L’accueil est heureusement plus largement désintéressé quand nos voyageurs sont invités plus tard à prendre le café dans les jardins du Bachagha. C’est un lieu de délices, tout empli de fleurs, tout sonore de chants d’oiseaux, sous l’ombre des palmiers-dattiers et des orangers chargés de fruits.
À 50 kilomètres de Touggourt. La moto roule dans le sable, entre les dunes.
C’est la première fois qu’un tel véhicule pénètre dans cette région
C’est la fin de l’après-midi. On entend le muezzin appeler les fidèles à la prière. Une impression de calme et d’immense repos émane des choses. C’est bien là cette civilisation musulmane, si différente de notre agitation.
Vue générale de Témacine, prise du haut du minaret. Dans le fond, le lac salé et l'oasis
Et cependant, ce Paradis a ses inconvénients. L’été l’oasis manque complètement d’eau et les habitants sont obligés de faire une heure de trajet pour en aller chercher à l’oued le plus proche, quand il en veut bien donner, de quoi remplir parcimonieusement une outre, qu’on rapporte à dos d’âne. Encore tous n’en peuvent-ils pas profiter. Les moins favorisés supportent alors leur privation avec tout le fatalisme résigné de la race, et sans se plaindre jamais.
VERS TOUGGOURT
Mais il faut repartir. Le but est plus loin, plus au fond du désert. Toutefois, pour atteindre Touggourt, il est absolument impossible de faire toute la piste en side-car. Il y a des passages infranchissables, même pour une auto. Il faudra, quoi qu’on veuille, utiliser le chemin de fer sur la première partie du parcours.
C’est une affaire de 200 et quelques kilomètres, qu’on ne couvrira cependant qu’en plus de 8 heures, à travers des solitudes de sable où se détache çà et là, selon la pittoresque expression arabe, le « burnous vert étendu » d’une oasis. Les petites gares, isolées, toutes blanches, bâties en style arabe, ne déparent pas trop le décor. Malgré le modernisme du moyen de transport, on se sent tout de même dans le désert.
L’extrême complaisance des employés est-elle aussi un signe distinctif de l’éloignement de nos pays ? Toujours est-il que chacun s’empresse à aider au débarquement de la moto à l’arrivée à Djemâa.à suivre
n° 395 du 24 mars 1927 - Touggourt —Un avant-goût du Soudan : Témacine —Quelques curiosités locales —À travers le grand erg
R. THÉVENIN