Sciences et Voyages : revue hebdomadaire illustrée n° 395 du 24 mars 1927
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

 

    Il est vrai que ce n’est pas un événement qui doit se répéter en cet endroit tous les jours. Et le plaisir de la nouveauté est un grand stimulant.
    Quoiqu’il en soit, voici le vaillant petit équipage qui reprend librement sa route. Cette route, c’est, à travers les dunes, une piste souvent ensablée. Elle n’empêche pas d’avancer, cependant, et d’atteindre, d’étape en étape, de luxuriantes palmeraies, richesse unique de cette région, célèbre par ses excellentes dattes, de l’espèce dite « deglat nour » (doigt de lumière), connue et appréciée à sa valeur dans le monde entier.

 


Scènes de la première journée du jeune explorateur de sept ans, dans les dunes du Souf

 

   Si nos lecteurs se souviennent de certains incidents survenus au cours de semblables voyages précédemment décrits, ils ont pu remarquer que le désert est le pays des interventions quasi-miraculeuses, survenant avec un curieux à-propos, pour dénouer les situations embarrassées. Nous l’allons constater cette fois encore. Car enfin, imaginez-vous que vous êtes au milieu de l’immense étendue des dunes sahariennes, avec un pneu crevé à votre machine et rien de ce qu’il faut pour le réparer. Vous vous jugerez, et en apparence avec une juste raison, comme irrémédiablement perdu. Allah seul pourra vous tirer d’affaire...
    Voici précisément Allah qui se manifeste sous la forme d’un automobiliste, aussi imprévu à cette place qu’un Esquimau pêchant le phoque dans le bassin des Tuileries. Et Allah, qui est architecte à Touggourt, descend de sa machine, s’informe, tire sa trousse, aide à la réparation, constate qu’elle tient bien, remonte dans sa voiture et laisse tomber ces paroles, vraiment révélatrices de sa Toute-Puissance :
    « Vous n’avez qu’à me suivre et vous serez toujours dans le bon chemin ».
    Après quoi, il met à la quatrième vitesse et disparaît dans un nuage. Un nuage de sable, bien entendu.
    Ainsi la moto arrive à la nuit aux abords de petites maisons blanches, aux terrasses crénelées, baignées de clair de lune... C’est Touggourt. Mais au moment où les voyageurs s’apprêtent à y pénétrer, des cris rauques, hargneux et sourds se font entendre.
    — Des lions ! s’écrie petit Pierre, qui a des notions précises sur le désert et s’attend à tout moment à les voir se réaliser. Mais ce sont seulement des dromadaires, qui grognent, en bons dromadaires qu’ils sont, à tout propos et hors de propos, selon la vieille habitude maussade de la race.
    Pierrot ne sait pas encore que le dernier lion du Sahara a été tué par Tartarin !

TOUGGOURT

    Cependant, Touggourt elle-même n’est qu’une étape vers le plus lointain désert, vers lequel nos voyageurs veulent aller. Mais c’est à partir de maintenant qu’il faut obtenir les autorisations nécessaires. Grâce à l’obligeante influence du Commandant Duclos dont l’autorité s’étend sur tous les territoires du Sud, elles seront facilement accordées.
    Le chef d’annexe, commandant Fournier, se montre cependant assez sceptique quand papa, maman et bébé lui demandent de les laisser aller à El Oued, à peu près comme on demanderait au chef des gardiens de squares de pénétrer dans le parc Monceau. La présence de l’explorateur de sept ans, surtout, l'étonne et lui paraît un défi au plus élémentaire bon sens. Bien entendu, il ne peut s’agir d’employer la moto. Alors ? À dos de méhari ? Ce sont tout de même des montures moins dociles que les chevaux de bois qu’on chevauche d’ordinaire à cet âge. Et puis enfin, El Oued, c’est tout là- bas, et...
    Mais la demande est instante et les ordres sont précis. Le brave officier se résigne... À vos risques et périls !... Cependant, dans sa sollicitude et pour couvrir un peu sa responsabilité, il décide que l’expédition sera accompagnée par un moghazni, cavalier armé du bureau militaire. Et le départ est fixé au surlendemain.
    Il faudra donc occuper utilement cette journée d’attente. Il se trouve que l’actif directeur d’une importante entreprise de transports, M. Lagleyze, qui a déjà accompli de splendides performances au Sahara, se met, avec la plus grande affabilité, à la disposition des voyageurs pour leur faire visiter les environs. Il y a, à une douzaine de kilomètres de Touggourt, une riche et fertile oasis, Temacine, en plein Sahara, qu’il serait dommage de ne pas connaître. Ce sera le but de l’excursion.
    Avant le départ, il n’est pas moins nécessaire de jeter un coup d’œil sur Touggourt. C’est une ville intéressante à bien des points de vue.
    Historiquement d’abord, elle nous rappelle de glorieux souvenirs. Lors de la grande insurrection de 1871, il fallut la sacrifier pour sauver Biskra. Elle était complètement isolée du reste du monde, défendue seulement par une centaine d’hommes, commandés par un lieutenant indigène, Ahmed ben Moussali.
    Pendant douze jours, assaillie avec fureur par des milliers d’ennemis, la petite troupe résiste. Réduite de moitié, elle trouve moyen de s’échapper et de se mettre en route, emportant ses blessés, vers les oasis du Nord. Mais l’alarme est donnée. Trois mille cavaliers se lancent à la poursuite des fuyards. Ils les rejoignent. Et alors, derrière le seul rempart des bagages et des mulets tués, commence une héroïque résistance.
    Ahmed ben Moussali en est l’animateur. Il a fait jurer sur le Coran à ses hommes de tenir jusqu’au bout et donne lui-même l’exemple. Plusieurs fois blessé, la jambe brisée, il continue de combattre. Mais que faire contre un pareil nombre ? Tout espoir est vain. Les tirailleurs tombent les uns après les autres. Blessé une fois encore Ahmed, étendu à terre, lutte toujours.
    Un ennemi se jette sur lui, essaye de lui arracher sa croix. Il le tue. Puis, comprenant qu’il va tomber vivant aux mains des insurgés, il se coupe lui-même la gorge.
    Il n’est pas inutile de rappeler cette histoire, ne serait-ce que pour répondre à ceux qui, sans les connaître, considèrent les Arabes comme des alliés infidèles, qui n’attendent qu’une occasion pour nous trahir !
    Aujourd’hui, Touggourt prospère en sécurité. Elle n’a plus à craindre que les terribles chaleurs des journées d’été, où le thermomètre dépassé 50° à l’ombre et où tout travail s’arrête. Du moins, jusqu’à présent, l’eau n’y a pas manqué et permet aux palmiers d’élaborer leur succulente sève, entre la fraîcheur du sol et le feu du ciel. Ce serait un désastre si la nappe d’eau venait à baisser. Et on a justement eu, à ce sujet, quelques inquiétudes... Il faut espérer qu’elles sont vaines et que la belle oasis trouvera longtemps encore la vie à ses pieds.

 


À la sortie de Touggourt. — Le chemin vers Témacine.— Vue prise du « Siège d’Antinea »


Un lac sur les confins de l’oasis de Touggourt

    En attendant elle est fort animée et pittoresque pendant les mois d’activité. Le marché se tient sur une grande place, offrant, comme tous les marchés d’Orient, la diversité la plus remuante. Une foule bigarrée se presse autour des étalages, Arabes de toutes nuances, Telliens aux teints clairs, Rouara bruns, Soudanais noirs. Tout ce monde s’agite, discute, marchande tourne et retourne la marchandise étalée à terre et dont l’ensemble rappelle nos « marchés aux puces » les plus hétéroclites, car on y trouve de tout : des épices et de vieux vêtements, des conserves et des poteries fêlées, des fruits et des étoffes, des légumes et des sauterelles grillées. Les forgerons ont là leur établi primitif, au soufflet en peau de chèvre. Les couteliers y fabriquent leurs couteaux, dont la lame est battue à froid et aiguisée sans meule, puis fixée dans un manche de bois fretté de fils métalliques, constituant ainsi le mouss que tout Arabe porte à la ceinture, dans une gaine de bois recouverte de cuir rouge.
    Mais voici l’auto, contraste frappant avec ces coutumes primitives, qui vient chercher les voyageurs. Bientôt, elle s’élance, vers le Sud, à l’assaut des dunes mouvantes, au grand plaisir du petit Pierre, qui voudrait que ce jeu violent se continuât pendant tout le trajet. Mais le moteur y perdrait le souffle ! Et l’on est bientôt obligé de reprendre la piste, qui n’a d’ailleurs avec celle d’un autodrome que de lointains rapports.
    Et bientôt, une fois de plus, un décor nouveau se révèle, celui d’un véritable village soudanais, aux maisons de pisé revêtant des murs en troncs de palmiers. C’est Témacine, dans le vrai Sahara.

UN AVANT-GOUT DU SOUDAN : TÉMACINE

    Vue du dehors, elle ressemble à une ville fortifiée du Moyen-âge, entourée de ses murailles et de ses douves. De plus près, les douves sont des mares plus ou moins croupies et les murailles, des ruines.
    Le caïdat de Témacine n’en est pas moins d’une assez grande importance, et comprend plusieurs milliers d’habitants, dont beaucoup sont noirs, particularité qu’ils doivent vraisemblablement à leurs aïeules soudanaises, esclaves épousées par leurs maîtres.
    Quant au caïd lui-même, chef de toute cette agglomération, c’est un magnifique Arabe, à la face joviale de bon vivant, qui accueille les voyageurs avec l’hospitalité coutumière, et les invite à déjeuner, après qu’ils auront visité la ville, et la célèbre Zaouïa de Tamelhad.
    Ce lieu saint dépend de la confrérie des Tidjani, dont la maison mère se trouve à El Mahdi, près de Laghouat. Il possède une belle mosquée, dont la superbe coupole, faite de plâtre finement sculpté au couteau, représente un curieux travail d’art et de patience. L’intérieur, avec son décor polychrome aux tons rompus et son éclairage en demi-clarté, a le recueillement qui convient à la majesté du temple qui abrite le très vénéré Sidi-el-Hadj-Ali-ben-el-Hadj, saint marabout, décédé en 1843, et enterré sous la coupole.

 


Dans les hautes dunes du Souf. L’aspect devient grandiose.
Tout au fond, à gauche, se silhouette une forme indécise de blockhaus. C’est le bordj de M’Guitla.

 

C’est l’ancêtre du marabout actuel. Le caïd en parle avec vénération. Il est très fier de montrer à ses hôtes ce sanctuaire.
    Si pure que soit sa foi, elle ne va pas sans quelques accommodements. C’est ainsi que la formalité des chaussures retirées pour entrer dans la mosquée ne lui paraît exigible que pour lui-même et qu’il n’en demande pas l’observation aux voyageurs. De même, plus tard, quand il les recevra dans son patio, il les présentera à son épouse. Acte d’extraordinaire indépendance de la part d’un bon Musulman !
    Mais voici, à défaut du marabout lui-même, paraître son neveu, qui vient l’excuser. Ce neveu est un superbe noir qui s’exprime parfaitement en français et invite les visiteurs à prendre chez lui l’inévitable thé à la menthe. Il les conduit ainsi dans une pièce simple, à fenêtre grillagée, meublée de divans disposés le long des murs, où il entretient avec eux une conversation attentive, qu’il suit avec beaucoup de gravité, d’intelligence et d’intérêt.
    Après quoi, promenade à travers la Zaouïa, curieuse avec ses balcons grillés, aux élégants rinceaux de fer forgé, et les larges voûtes de ses portes de maisons ou de rues, que protègent magiquement des os de chameaux, placés sur leur façade pour conjurer le mauvais sort !
    Mais le caïd tient, à son tour, à faire à ses hôtes les honneurs de sa magnifique propriété de Témacine. C’est un immense jardin où le chef s’occupe avec un zèle qui mériterait mieux qu’une simple mention en ces pages, de la culture du cotonnier. La question nous semble en effet des plus intéressantes. On sait que nous sommes largement tributaires de l’étranger pour l’importation du produit de cet arbre précieux. Cependant il peut venir dans nos colonies aussi bien que partout ailleurs. Inconnu dans l’Afrique du Nord, il y a peu de temps encore, il semble s’y acclimater parfaitement. Les essais tentés par le caïd de Témacine, entre autres, en sont la preuve irréfutable. Cet Arabe, remarquablement intelligent, ami du progrès quand le progrès lui semble bon, a été le premier à introduire dans l'oasis l’usage de la noria, qu’ont utilisée ensuite à son exemple tous les agriculteurs de la région. Aujourd’hui, pour obtenir plus de rendement, il voudrait qu’on mît à sa disposition deux ou trois moteurs qui amèneraient l’eau en quantité suffisante pour développer sa plantation de cotonniers et lui donner son plein rapport. Il est certain que le gouvernement est assailli chaque jour de demandes beaucoup moins justifiées, dont un grand nombre sont cependant accueillies dans les bureaux avec « avis favorable ». Mais Témacine est loin et le caïd n’est pas électeur.

 


À l’entrée des dunes, sur la piste de Touggourt à El Oued. La petite caravane s’apprête au départ.
À gauche, déjà en selle, Mme Jean Thomas

 

    Dans ces conditions, sa subvention est aléatoire et nous ne sommes pas près de voir, grâce à ses louables efforts, baisser sur nos marchés le prix du coton !

QUELQUES CURIOSITÉS LOCALES

    Pendant qu’il expose ses doléances et ses espoirs à ses visiteurs, l'un de ceux-ci, le plus jeune, s’occupe à sa façon d’arboriculture et s’intéresse particulièrement à l’exploitation des palmiers dattiers, dont les fruits sucrés sont à ses yeux une source d’abondance bien autrement profitable que celle de ces houppes cotonneuses, qui ne valent rien à manger. Pour leur récolte, il s’en tient à la méthode indigène, qui est de grimper à l’arbre à la façon des singes. Progrès à rebours, mais qui vaut tous les perfectionnements du monde, car, lorsqu'après bien des efforts, on arrive là- haut, ce n’est plus à un vil animal qu’on se compare, mais à un dieu à qui les dieux dispensent à satiété le nectar et l’ambroisie !
    Petit Pierre n’est d’ailleurs pas au bout de ses étonnements, en cet univers de féérie. Car voici qu’au retour, la foule qui s’est amassée se précipite vers le caïd, luttant à qui s’approchera de lui pour baiser ses vêtements avec vénération... Il est certain que, si distingués et estimés que soient nos gouvernants, nous n’avons jamais vu le bon public de nos cités leur témoigner ainsi sa confiance !
    Mais l’enfant va trouver, un peu plus loin, des émotions d’une sérénité plus haute parce qu’au lieu de dépendre des passions des hommes, ce seront les splendeurs de la nature éternelle qui la lui feront éprouver, lorsqu’il reviendra vers Touggourt, à la tombée du soir et que, près des portes du Sud, il s’approchera d’un de ces lacs salés où les palmiers reflètent leur exacte image, dans une gloire de lumière inoubliable...
    Enfin, voici un sujet de méditation pour les archéologues des temps futurs : lorsqu’on l’an 2500 de notre ère, les savants discuteront autour des puits de pétrole ou des usines d’électricité solaire de Touggourt, ils ne manqueront pas d’être embarrassés de la présence, dans le dernier square de la ville, d’un certain tertre, désigné par la tradition populaire sous le nom de banc d’Antinéa. Les plus érudits d’entre eux démontreront, à l’aide de citations et de textes, qu’il s’agit là d’un vestige historique remontant à l’époque de Sesostris ou de Ptolémée... Mais en sera-t-il un pour se souvenir que cette Antinéa fut le personnage d’un roman, puis d’un film fameux, dont l’actrice chargée d’en tenir le rôle est venue « tourner » à cette place, en l’an de grâce 1922 ?

À TRAVERS LE GRAND ERG

    Le 31 décembre, un moghazni sur son méhari, avec trois chameaux ’et un mulet, accompagnés de leurs conducteurs, attend les voyageurs au seuil des dunes.
    Ces chameaux sont de vulgaires djemel de bât, et non de grands méhara coureurs. À dire vrai, entre les deux groupes d’animaux, il n’y a pas différence de race, mais simplement de qualité et de dressage. On pourrait presque définir le djemel un méhari mal venu ! Entre animaux d’une même souche, l’Arabe sait distinguer dès sa naissance le chamelon qui sera appelé à devenir monture de course ou bête de somme. Dans le premier cas, son éducation commencera à l’âge de dix-huit mois et durera plus d’un an. Le djemel sera plus tôt et plus vite mis à point.
    L’un et l’autre sont admirablement adaptés à la vie du désert et ne montrent leurs véritables aptitudes que dans les grandes étendues de sable où leur pied large et plat pose sans enfoncer, tandis que les chevaux s’y enlisent, en certains endroits, jusqu’aux genoux. Enfin, leur sobriété proverbiale leur permet d’y séjourner mieux que tout autre animal. Ce n'est pas qu’ils puissent se passer de boire, comme on l’a dit à tort. Mais ils supportent longtemps la soif, pendant cinq ou six jours s’il le faut, en hiver, et, au moment des herbes, ils savent trouver dans la végétation une quantité de liquide suffisante pour pouvoir ne pas s’abreuver de plusieurs mois. Inutile d’ajouter qu’ils se ravitaillent à satiété dès qu’ils rencontrent un puits et peuvent alors absorber d’une traite jusqu’à 50 litres d’eau.
    Ce sont des animaux très courageux et d’une endurance au travail sans égale. Chargés des plus lourds fardeaux, ils suivent docilement leur route jusqu’où on veut les mener et, comme dit justement M. Jean Thomas, dans son carnet de route, ils sont « de ceux qui meurent à la tâche. Ils vont jusqu’au moment où, n’en pouvant plus, ils tombent dans le désert. Là, calcine leurs os...»
    C’est sur le dos de l’un d’eux que le petit Pierre, le « moutchatchou », comme l’appellent amicalement les guides, va faire son apprentissage de méhariste. Initiation qui ne va pas sans quelque émotion compréhensible. Êtes-vous jamais monté à chameau ? Vous savez alors comment la bête, qu’on enfourche couchée, se relève ? De l’arrière-train d’abord, ce qui vous précipite en avant, pour peu que vous ne soyez pas prévenu, puis de l’avant, ce qui vous rejette en arrière et vous fait croire qu’un cataclysme agite la terre à six pieds au-dessous de vous. Enfin, l’animal se met en marche et c’est alors le lent bercement de l’amble, fort agréable en vérité à ceux qui ont... l’estomac marin, mais que tout le monde n’apprécie pas également.

 


Premier janvier !... Avant le lever du soleil. Le froid est intense.
C’est le froid de glace des nuits d’hiver sahariennes.

 

    C’est cette relevade du départ qui va donner au moutchatchou une impression neuve de plus ! Par un délicat témoignage de sympathie, le moghazni a justement prêté à l’enfant son grand méhari. Et bientôt les parents voient là-haut, tout là-haut, un petit être très ému, les yeux pleins de grosses larmes, considérant le sol comme si jamais il n’y devait plus redescendre... Mais le fils d’un vaillant explorateur doit se montrer digne de son sang et savoir maîtriser ses nerfs. Bientôt le petit visage pâli reprend ses couleurs et le regard apaisé son sourire... C’est un vaillant méhariste, vieil habitué des longues courses à travers les sables, que l’objectif va photographier !

 


Carte du voyage effectué par MM. Jean et Pierre Thomas et Mme Germaine Thomas, vers les oasis du Souf.
(Cette carte a été dressée par Madame G. Thomas)

 

    Et maintenant, en route ! C’est une vraie petite caravane qui s’avance, car un trio d’Arabes, menant un petit âne chargé de dattes, s’est joint aux voyageurs. L’un d’eux, Mohammed, intelligent, parlant français, leur rendra d’appréciables services.
    Alors, pour ceux-là qui sont dignes de la comprendre, c’est à présent la joie sans bornes du désert ! L’espace s’étend à perte de vue, bleu et or, sous l’éblouissante lumière. Le sable, le sable, partout le sable, qui efface la piste incertaine, jalonnée seulement de loin en loin par les guémiras, sortes de bornes qu’il faut les yeux exercés des guides Chambâa pour reconnaître à l’horizon dans la dure clarté sans ombres des étincelants midis. Mais leur instinct est si sûr qu’ils s’y dirigeraient même sans elles, malgré les incessantes transformations de ce sol mouvant. Une pierre, une touffe de drinn ou de retem leur rappelle un point de repère. À leur défaut, ils savent flairer le sable, ramassé d’une poignée, et y retrouver l’odeur des chameaux ou des ânes, qui, depuis des millénaires, ont suivi le même chemin !
    Pour tout bagage, ces hommes n’ont que quelques poignées de dattes dans le capuchon de leur burnous et leur petite guerba d’eau puant le bouc, sans oublier leur théière culottée et leurs petits verres grossiers. À leur ceinture, l’inséparable poignard.
    25 kilomètres sont parcourus dans la matinée. À ce moment, apparaît, dans une indécision de mirage, une forme vague qui peu à peu se précise à mesure qu’on s’en approche. C’est, hors d’un creux de sable, quelques palmes qui émergent. Là-dessous s’abrite un minuscule fortin, le bordj de M’Guitla, qui sert de lieu de halte aux caravaniers.
    Une muraille l’entoure, percée d’une seule et lourde porte qu’on verrouille soigneusement à la nuit. Autour de la cour intérieure, du patio, se trouvent des cellules qui servent de chambres et sont sommairement meublées d’une table et de deux ou trois chaises, que les voyageurs installent aussitôt dehors, pour déjeuner.
    Dans l’entrebâillement d’une porte, une figure prudente se hasarde. C’est un gamin d’une dizaine d’années, qui, avec sa mère et son vieux père, vit dans ce poste éloigné du monde, sans rien connaître du dehors que l’écho qu’en apportent les caravanes qui passent. Ces trois ermites demeurent là, se nourrissant du lait de leur maigre chèvre, des œufs de leurs poules étiques, de ce que leur laissent les voyageurs... Si amoureux que l’on soit des charmes de la solitude, ce n’est pas sans un certain sentiment d’effroi que l’on imagine l’existence de ces pauvres gens !
    Assis en rond par terre, les guides Chambâa ont fraternellement partagé avec l’âne leur déjeuner de dattes. Après un tel festin, on peut se remettre en route ! Il s’agit d’atteindre avant le soir le bordj de Ferdjane, où l’on doit passer la nuit.
    Au cours de cette étape, le carnet de route signale un incident qui met une fois de plus en valeur l’étonnante subtilité des indigènes : M. Thomas s’aperçoit tout à coup qu’il a perdu son stylographe... Représentez-vous la situation d’un stylographe, tombant de deux mètres de hauteur, dans le sable... Autant espérer le retrouver, tombé dans la mer. Cependant, grâce à Mohamed, l’interprète de fortune, le moghazni et les chameliers sont mis au courant de l’événement. Les voici repartis en arrière sur la piste... Le temps de faire le chemin, et ils ont rapporté l’objet !

R. THÉVENIN

à suivre

n° 397 du 7 avril 1927 - TVers le Souf — El Oued dans la tempête de sable — Timgad et l’Aurès