Sciences et Voyages : revue hebdomadaire illustrée n° 397 du 7 avril 1927
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

 

    La marche reprend, lente et régulière, à l’allure de 5 km à l’heure environ, sous le ciel d’une extraordinaire pureté, qui semble éloigner à l’infini la distance apparente de sa voûte d’azur. Et la caravane s’en va, s’en va dans la lumière, au balancement des grandes montures tranquilles dont le pas feutré rythme seul le silence quand le bavardage des hommes veut bien s’apaiser.
    « Ainsi, sans se lasser, pendant des lieues ! » note le carnet de route.
    Et ainsi jusqu’au soir. Les dunes blondes du Grand Erg se dessinent alors avec netteté sur la limpidité du ciel. L’un des guides chantonne un monotone refrain. Puis la nuit vient vite. Et la marche continue dans un paysage de rêve, gravissant et redescendant les dunes qui deviennent de plus en plus hautes, et se succèdent comme les houles d’une tempête immobilisée. On ne sait plus où on est, où l’on va. Le temps et l’espace se confondent, perdent leurs limites et semblent se prolonger dans l’infini.
    Soudain, catastrophe. C’est le mulet, que Pierre a voulu monter, qui fait des siennes, en brisant d’un bond ses sangles et ses courroies et en jetant à terre son cavalier, non sans l’avoir gratifié de quelques ruades. Cris dans la nuit. Puis un silence. Émotion de tous... Rien d’irréparable heureusement. Contusions sans gravité. Et le bon moghazni, très paternel sous sa rude enveloppe, relève l’enfant, le prend dans ses bras et déclare qu’il le portera ainsi jusqu’au bordj, heureusement proche.
    Là, un autre moghazni se présente, au visage épanoui, au large sourire, qui accueille les voyageurs comme de vieux amis retrouvés. Il est envoyé d’El Oued, pour escorter pendant les étapes suivantes.
    Et l’on s’installe pour la nuit, dans ce bordj de Ferdjane, confortable à souhait, puisqu’il possède jusqu’à un lit, un vrai lit, qu’on cède au petit cavalier démonté cependant que ses parents se contentent de paillasses recouvertes de moelleux tapis rouges...
    « Et voilà comment, dit le carnet de route, se termine pour nous l’année... Nous sommes tous les trois seuls dans ce bordj perdu dans les dunes du Grand Erg oriental. Seuls avec les indigènes et deux moghaznis.
    « Nous entendons l’énorme porte se refermer, lourdement barrée. Les chameaux ruminent dans la cour. Puis c’est le grand silence, le silence créateur du mystère, ce mystère pacifié qui ensorcelle les âmes et fait naître l’amour, l’amour irrésistible du Sahara !’

VERS LE SOUF

    Premier janvier, deux heures du matin. Nuit de glace. La caravane a repris sa route, sous le silence des étoiles.
   Après trois heures de marche, dans le refroidissement qui précède l’aube, les voyageurs sont littéralement gelés. Il faut faire halte. Des herbes sèches permettent d’allumer un grand feu. Les indigènes en profitent pour faire leur thé. Ils en offrent généreusement et leur offre serait tentante si... leurs ustensiles n’étaient pas d’une netteté douteuse, — ou plutôt sur laquelle il n’y a aucun doute à avoir ! — et s’ils n’avaient la bizarre habitude de goûter la boisson, avant de la remettre dans la théière !

 

Le repos au désert. Sous le soleil de midi le sable est brûlant, malgré l’hiver. Tandis que les dromadaires font leur provision d’eau et que les hommes boivent leur thé à la menthe, Petit Pierre, sous l’égide du moghazni, s’initie aux charmes de la solitude. En haut et à droite, le bordj de Mouïat-el-Caïd.

 

    Bien que ces braves gens aient été les premiers à hâter le départ pour couvrir dans la journée les 56 kilomètres de l’étape, ils ne sont plus pressés maintenant. Mais cette nonchalance est une trop vieille habitude de la race pour qu’il y ait lieu de s’en inquiéter. Et quand le ciel s’éclaircit, que les étoiles s’éteignent une à une, que les formes grandioses des dunes se précisent, on est prêt à repartir... C’est dans une splendeur d’or que se lève le premier jour de l’année.
    De leur pas rythmique les chameaux passent au creux des grandes vagues de sable, ou bien, parvenus sur la crête, ils la longent, donnant l’impression qu’ils vont l’effondrer du côté à pic. On se trouve alors particulièrement haut perché. Cependant les larges pieds s’impriment solidement sur le sable, sans que jamais un faux-pas justifie les appréhensions.
    On va ainsi... Quelle heure peut-il être ? Mais qui se préoccupe de l’heure au désert ? Il suffit de se guider sur le soleil. C’est le milieu du jour environ. Tout vibre sous le choc des rayons ardents qui épandent une haleine de fournaise. La luminosité des sables est telle qu’ils se confondent avec le ciel incandescent.
    Sous cette atmosphère d’acier en fusion, en complet contraste avec les froids nocturnes, la petite troupe arrive au bordj de Mouïat el Kaïd. L’eau y est excellente. Et la halte y est la bienvenue, avant de repartir dans la houle de feu où les dunes n’ont point d’ombre et, sous le ruissellement du soleil, semblent fumer dans une buée d’ardentes vapeurs.
    On ne parle plus. Sur cette mer pâmée de chaleur pèse un silence stupéfié.
    Et c’est le moment, cher lecteur, de ne pas oublier que parmi la caravane qui fait lentement sa route à travers le feu, est toujours, solide à son poste, un petit, caravanier de sept ans qui « tient le coup » comme ses aînés et prend là une leçon d’énergie, d’indépendance et de haute et sereine morale que tous les traités, les manuels et les codes du monde ne sauraient jamais lui donner ! Le soir vient, l’air fraîchit, on va toujours. L’or du ciel s’enflamme de cuivre ardent qui s’éteint peu à peu dans des braises roses, tandis que les sables s’enlinceulent de lilas et de mauves. Puis c’est de nouveau la nuit, et le chant des caravaniers.
    À quelle distance est-on d’El Oued ? Pas plus de dix « kilos », affirment les guides. Soit ! on va toujours. La lune s’est levée et là-bas on aperçoit les ombres des palmiers d’Ourmès, la première des oasis du Souf. On doit se rapprocher, maintenant ? — Oui, oui, plus que douze !... On passe Kouinine. — Et maintenant ? — Oh, quinze à peine !... Étrange pays, où les distance s’allongent à mesure qu’on se rapproche du but ! Heureusement que les chiffres énoncés par les braves indigènes ne dépendent que de leur fantaisie. Mais l’attention, longtemps tenue en éveil, finit à la longue par s’assoupir. Tout s’efface dans un demi-sommeil qui gagne le corps et la pensée. Et, dans l’ombre accrue, le regard qui se ferme finit par ne plus apercevoir, dans la vague térèbre bleue, qu’une énorme chose noire qui se balance régulièrement en face de lui : la tête du chameau devenu fantôme...
    — Voilà El Oued !
    Cette fois, c’est vrai ! Du moins, il faut en croire le moghazni, car on ne voit rien dans l’obscurité profonde. Mais une demi-heure plus tard, des murs se dressent soudain, où bientôt l’on découvre une porte qui s’ouvre sur une vaste avenue silencieuse...
    Et tout le monde se réveille... parce que c’est là qu’on va dormir !
   En tout cas, on est en droit de l’espérer. Mais, quand, après de longues recherches, on finit par découvrir, petite, grognon, cassée comme une sorcière de conte de fée, l’hôtesse qui doit donner le gîte, celle-ci, bien que prévenue, n’attendant pas cette nuit-là les voyageurs, ne trouve à leur offrir que ses compliments d’avoir couvert en un jour une étape qui en demande théoriquement deux. Après quoi elle tire sa révérence et s’en va se coucher. Il faut prendre, sans se préoccuper d’elle, possession de la demeure, pour arriver à en établir un campement à peu près confortable. Confortable pour le désert, bien entendu.

EL OUED

    Une légende, — il y a beaucoup de fausses légendes sur le Sahara, — veut que l’oriental en général et l’Arabe en particulier, soit un être paresseux, indolent, ami du moindre effort, incapable de se tirer d’affaire si c’est au prix d’un travail pénible et continu.
    Il suffirait de visiter le Souf pour trouver un flagrant démenti à cette opinion. On peut dire que toute cette région est un des plus beaux exemples qu’on puisse citer du labeur opiniâtre de l’homme venant à bout d’une nature ingrate et l’obligeant à prodiguer ses richesses, là où elle n’est que désolation et stérilité.
   Sous ces sables où rien ne peut vivre, coule un grand fleuve qui entretient l’humidité dans des profondeurs où on pourrait croire qu’il est impossible d’atteindre pratiquement En effet, si l’on creuse, on finit par trouver cette terre féconde. Mais à peine l’a-t-on découverte que le sable revient l’ensevelir, exactement comme la marée montante efface sur la plage le trou qu’on y a foré.
    Et cependant les Souafis sont arrivés à éluder cette loi fatale par un effort qui n’a peut-être pas d’analogue dans le reste du monde, si ce n’est chez certains êtres d’une patience et d’un acharnement surhumains, tels que peuvent l’être les abeilles ou les fourmis.
   Non seulement, ils ont réussi à établir de vastes entonnoirs qui s’enfoncent jusqu’à la couche nourricière, mais ils continuent chaque jour à les entretenir ouverts, retirant, on pourrait presque, dire grain par grain, le sable qui tend à s’y accumuler sans repos et qu’ils emportent à mesure qu’il tombe, sans jamais s’arrêter plus que lui.
    C’est un travail gigantesque, non pas par sa grandeur, mais par sa durée. Grâce à lui, de magnifiques palmiers croissent au fond de chaque cratère, affleurant de leur cime le niveau de l’orifice, plongeant leur base jusqu'à l’eau qui les nourrit et, par ce contraste de fraîcheur, de chaleur et de protection contre le rayonnement nocturne, leur permet de donner les meilleurs fruits qui soient. Et de plus, à leur ombre, prospère le petit jardin arabe, avec ses légumes, ses quelques pieds de henné, de coton, de tabac, ses figuiers et ses abricotiers. C’est la vie, en un mot, créée, par la volonté de l’homme, en un pays dont la nature lui avait interdit l’accès.
    El Oued est la principale oasis du Souf. C’est aussi la porte du désert des Chambâa, par où les caravanes gagnent Rhadamès, dernière étape vers l’Est des routes sahariennes Son nom, El Oued Souf, la rivière murmurante, semble une ironie puisqu’on n’y voit pas trace d’eau. Nous venons d’apprendre que cette rivière coule sous les sables et que c’est à elle que la ville doit sa paradoxale prospérité.
    On n’y rencontre pas cependant que les Souafis agriculteurs. Une autre population y passe, celle des nomades à qui tout travail régulier répugne et qui viennent à l’oasis faire leur provision de dattes en échange de gibier et de laine. Ce sont les femmes qui se chargent de la tonte, et d’ailleurs de tous les travaux. Ce mépris de l’effort masculin est tel chez ces tribus que, lorsque surviennent les accablantes chaleurs de l’été et qu’il faut fuir la fournaise des entonnoirs, les hommes seuls vont passer la nuit au frais sur les dunes, laissant négligemment leurs épouses cuire dans le brasier !

 


La fin d’un repas dans la cour du bordj de Mouïat-el-Caïd

 

    Mais revenons à nos voyageurs, pour qui se prépare une magnifique réception.
    Ils arrivent en effet au bon moment. Le juge indigène, ou mieux le cadi d’El Oued vient justement d’être promu au grade de chevalier de la légion d’honneur. Cela promet une sérieuse diffa, à laquelle prendront part, — puisque c’est eux qui l’offrent, — les chefs militaires de la garnison : capitaine Belvalette, lieutenant Estève, médecin-major Gaudin, etc...
   En attendant cette joyeuse réunion, l’officier fait à ses hôtes les honneurs de la « ville aux mille coupoles » bien nommée, car, vue du haut du minaret, elle offre au regard un fourmillement de petits dômes, qui, à l'éclat près, évoquent les rangées en série de pâtés de sable amoncelés sur une grève par des enfants.
    La construction est favorisée en cette région par la présence du gypse qui permet la fabrication d’un mortier solide. Les Souafis sont de bons bâtisseurs et le sont surtout devenus depuis qu’à la fin du siècle dernier, le lieutenant Pujat les engagea comme ouvriers dans l’édification des bâtiments militaires. Ils apprirent ainsi l’usage du cordeau et du niveau d’eau et surent les utiliser ensuite pour leurs maisons. On distingue très bien aujourd’hui le « style » de la nouvelle époque, régulier et précis, qui contraste avec l’architecture plus ou moins en équilibre de l’ancienne.
    Puisque nous parlons du gypse, signalons un curieux phénomène avec lequel ce minéral est en relation : nous voulons parler de la rose des sables, dont une de nos photographies présente un très caractéristique spécimen. C’est en réalité un agrégat de cristaux de gypse lenticulaire, présentant souvent des pseudomorphoses siliceuses, c’est-à-dire que la masse gypseuse primitive est peu à peu incrustée d’un nouveau minéral tel que la silice qui épouse la forme du premier, tout en cristallisant dans un système différent. Le résultat est cette combinaison de lamelles délicatement contournées et creusées qui rappellent assez exactement en effet l’apparence d’une fleur.
    Cependant, l’heure du fameux déjeuner chez le cadi est arrivée, assemblant une vingtaine de notables convives. Excellent repas, accommodé à l’européenne, mais relevé... à l’arabe, avec un assaisonnement si brûlant qu’on en arrive à comprendre comment les derviches jongleurs, habitués à ce régime, puissent le porter à quelques degrés seulement plus haut, en avalant du feu !
    Et voici le classique « méchoui », le mouton rôti tout entier à la broche et dont chacun, soulevant la peau rissolée, arrache à pleine main le morceau de son choix.
    Pour peu que vous ayez, cher lecteur, — et je vous le souhaite pour votre plus grand bonheur, — les vertus d’un fin gourmet, ne vous hâtez pas de sourire de cette antique coutume. Le méchoui n’aime pas le fer, disent les Arabes. Et il est incontestable qu’ils ont pleinement raison. Le goût de l’acier est aussi nuisible au fumet du rôti qu’il l’est au parfum d’un fruit. À celui-ci la lame d’argent ou de vermeil, à celui-là, la fourchette du père Adam ! Et si cet usage n’est pas dans nos mœurs, c’est que nous sommes inférieurs en gourmandise aux Orientaux, voilà tout !
    L’Occident reprend toute sa supériorité, quand, sur un tonitruant « Buvez ! » proféré par un vieil et rude indigène, qui fait sursauter tous les convives, apparaissent, parfait accompagnement de ce royal festin, les vieux vins de France ! Les Musulmans n’en boivent point, on le sait, et c’est là une des joies qui manquent à leur Paradis. Du moins, ils n’en boivent pas officiellement. Pourtant, l’exaltation du brave serviteur qui vient de lancer ce chaleureux appel, et son ardeur fébrile à déboucher les bouteilles, pourraient laisser croire qu'à l’abri des regards indiscrets...
   Mais voici l’excellent homme qui se met à pousser maintenant de tels hourrahs, et de telles acclamations à chaque flacon qu’il vide dans le verre des hôtes, que le capitaine Belvalette est obligé d’intervenir et de modérer ses transports... À quel degré se serait élevé son enthousiasme, sans l’interdiction du Coran !
    Cette même journée va nous faire connaître un autre aspect, bien différent, de la vie musulmane.
   Mme Jean Thomas apprend, en effet, du Cadi que sa femme la désire connaître. Et le récit que la voyageuse nous fait de cette visite est plein d’intérêt.
    L’épouse du digne magistrat est une jolie et gracieuse créature. Pour la réception, elle s’est parée de ses plus beaux atours. Elle est couverte de bijoux et de riches tissus aux couleurs éclatantes, seyant à sa beauté... Mais sous son joyeux rire d’enfant, il y a de la tristesse. « Depuis un an, dit, à la visiteuse, la femme du capitaine Belvalette, qui assiste aussi à l’entrevue, depuis un an elle perd son éclat ». Et comment en pourrait-il être autrement, de cette belle fleur qui s’étiole, privée d’air et de soleil ? Car elle ne sort jamais ! Tout ce dont elle a besoin, jusqu’à ses robes, est acheté par le mari. Elle s’occupe uniquement de son intérieur. Mme Belvalette cherche à la distraire. Causant avec elle, elle lui fait avouer qu’elle est levée depuis quatre heures du matin pour apprêter le festin auquel elle n’a pas assisté ! Elle se dit heureuse ainsi, heureuse des compliments qu’elle a préparé.
    Mme Belvalette et sa fille viennent souvent la voir. La jeune fille lui apprend à danser. Elle esquisse avec grâce quelques pas de tango... Cependant, il faut se séparer. La jeune hôtesse offre à son amie d’une heure le café, les liqueurs parfumées... Puis elle l’embrasse affectueusement. Et c’est fini. Elle se renferme et disparaît dans sa solitude. Jusqu’au prochain passage d'une étrangère... Quand ?...
    Pendant ce temps, la fête en l’honneur du Cadi se continue. Sur la grande place, la foule y prend part par des hurlements, des fusillades, des gesticulations à n’en plus finir, dans une intenable atmosphère de poudre, de poussière et de sueur.
    Puis voici les danses. Le cercle, déjà compact, se resserre autour de l’Ouled-Naïl et de son joueur de rhaïta qu’elle suit à pas menus. La pantomime se déroule au son d’une petite flûte Dans l’engoncement de ses robes bariolées, la taille serrée par une large ceinture d’argent, la danseuse ondule dans des poses d’abord austères, puis qui atteignent peu à peu un degré d’agitation tel que les spectatrices européennes estiment le moment convenablement choisi pour se retirer discrètement !
    La rue offre d’ailleurs d’autres réjouissants spectacles. C’est, par exemple, devant la porte de sa demeure, un indigène en train de ressemeler ses pieds. Parfaitement. L’habitude de marcher pieds nus fait pousser sous la plante une véritable corne qui, comme celle du sabot des chevaux, finit par se fendre à la sécheresse. Alors, le bon Souafi taille là-dedans, coupe, rogne et recoud enfin, après avoir bourré les fentes de graisse...
    Et, pour terminer ces détails de mœurs, en voici un, raconté par le capitaine Belvalette : dès les premières chaleurs, les mouches envahissent ses bureaux. Il fait donc treillisser ses fenêtres pour se protéger, lui et son personnel, de cette détestable engeance. Mais cette précaution ne fait pas du tout l’affaire du secrétaire qui déclare qu’il ne peut plus travailler. — Pourquoi donc ? — Parce que les mouches le tenaient en éveil, tandis que maintenant...
    Devant son insistance, force fut à l’officier de lui rendre son stimulant !

DANS LA TEMPÊTE DE SABLE

    Le désert, avons-nous dit, aime ceux qui l’aiment. Si cet adage est vrai, on pourrait croire qu’il leur épargne alors le moindre ennui et leur laisse ignorer ses heures mauvaises. Il n’en est rien cependant, comme on va le voir. Mais si vous réfléchissez bien, vous reconnaîtrez que c’est là encore prouver son amitié. On ne se montre en effet tel qu’on est qu’à ses intimes. Et quand ceux-ci n’ont que quelques jours à vous consacrer, il n’est que juste de leur donner un maximum d’impressions neuves, afin qu’ils emportent de leur entrevue un profond, durable et poignant souvenir !

Les dunes succèdent aux dunes. Elles apparaissent et disparaissent les unes après les autre, s’arrondissant, s’effilant en arêtes aigüe, pareilles aux vagues figées de l’immense mer des sables. En bas, le voyageur désigne à l’horizon l’emplacement d’une guémira

    Je ne sais si « l'esprit des sables » s’est fait ces réflexions, mais il a en tout cas agi comme s’il les avait faites. Et, pour parfaire l’initiation du petit voyageur qui se confiait à sa solitude, il a joué tout son grand jeu : après les nuits de glace et les jours de flamme, il lui a fait connaître son plus émouvant phénomène : la tempête de sable.
    Cela a commencé sur le chemin du retour, le soir même du départ d’El Oued.
    Le changement de temps s’est annoncé par ses signaux conventionnels : un ciel de laque écarlate dont les dunes empruntent le sanglant reflet, transformant tout l’espace visible en un irréel décor de féerie, éclairé par la lueur des feux de Bengale. Des nuages roses s’effilochent au zénith, très haut. Un souffle passe, léger, mais froid et pénétrant, apportant on ne sait quelle haleine tragique, troublante comme un pressentiment. Puis la nuit vient...
    Et c’est une nuit pareille aux autres, dans le bordj inconfortable de Mouïat-el-Kaïd.
    Le 4 janvier au matin, le vent souffle et commence à faire pénétrer le sable dans l’intérieur du bordj.
Dehors, il fait une lumière d’éclipse, dans une atmosphère fauve, épaisse, à travers laquelle le soleil ne laisse passer que des rayons d’un blanc éteint qu’on pourrait regarder sans fatigue si des millions d’aiguilles invisibles ne vous piquaient les yeux, que les plus hermétiques lunettes ne parviennent pas à protéger complètement. À la limite des sons perceptibles, on entend grésiller une pluie ténue et pressée dont les gouttes sont les grains de silice qui se heurtent dans leur course. L’horizon se fond, à peu de distance, dans une brume violacée qu’on devine matérielle, palpable, faite d’autre chose Et sur les plans rapprochés la crête des dunes fume.
    On se met en route, tout de même, car le temps est limité et qu’il faut être à Touggourt le lendemain. Les guides essaieront de raccourcir le trajet en franchissant par la ligne droite les crêtes des dunes. Pour permettre aux chameaux, souvent rétifs quand il faut pratiquer ces ascensions, de passer plus facilement, les hommes taillent dans le sable des sortes de marches, avec leurs mains... Et petit Pierre n’est pas fâché de prendre, de temps en temps, part à la besogne, pour se reposer du lent et interminable balancement du cacolet dans lequel il s’est installé pour le retour. On peut atteindre ainsi le bordj de Ferjane. Mais la tempête monte et le gardien conseille d’attendre à l’abri qu’elle se soit un peu apaisée. Mais le moghazni et les guides sont prêts à marcher où on voudra qu’ils aillent. On repart.
    La meute hurlante des vents déchaînés est là qui attend derrière la muraille. La porte à peine ouverte elle se jette sur les voyageurs comme sur une proie. C’est, cette fois, la grande tempête. sœur de celles qui, déjà, ont emporté les dunes ainsi qu’une poignée de poussière et enseveli des caravanes. Oui, décidément, pour le baptême du petit néophyte, le désert a fait grandement les choses. Il chante à pleine voix son hymne de guerre qu'accompagnent les orgues immenses de l’ouragan.
    Le sable impalpable pénètre la chair comme une onde de feu. Rien n’en protège. Ce sont des aveugles qui s’installent sur les hautes selles et se laissent entraîner par les bêtes qui, elles aussi, ont hâte de fuir. Mais les trombes roussâtres vont plus vite qu’elles, les dépassent, les enveloppent, brandissent, obliquement aux dunes qui fondent et s’effacent, leurs colonnes modelées par les tourbillons furieux. Tout s’anéantit sous la lumière livide. Il n’y a plus ni ciel ni terre mais seulement le chaos d’un monde en formation qui n’a pas encore eu le temps de se solidifier, une débâcle d’atomes désagrégés que chasse la panique d’un cataclysme et qui s’enfuient ailleurs, bien loin, pour reformer un autre univers.
    La piste n’existe plus. On ne sait plus où on va. Aucun point de repère n’est visible. Parfois, dans une vague éclaircie, on aperçoit un instant un sommet de dune qui fume comme un cratère, puis disparaît. Chameliers et moghazni, haletants sous leur chèche, discutent entre eux, paraissent ne pas s’entendre et s’égarer...
    On doit être cependant dans la direction du bordj de M’Guitla et à sa proximité, si l’on s’en tient au décompte des heures. À plusieurs reprises on a cru apercevoir les murailles du refuge à travers la nuée. Mais ce sont des ombres, des touffes de broussailles, des silhouettes mouvantes de dunes... Est-on définitivement perdu ? Cependant, on va toujours.
    Enfin, peut-être grâce à l’instinct des bêtes, on arrive en vue d’une masse noirâtre qui semble se préciser dans le gris, s’affirme, se révèle : c’est le bordj !
    D'un suprême élan, on y accède. La porte est strictement verrouillée. Et les gardiens dorment !
    Il faut faire plus de bruit que la tempête pour être entendu !... Enfin les verrous sont tirés…
   Et, quelques instants après, devant un bon feu et un souper d’œufs frais qui paraît le plus somptueux des festins, les voyageurs se réconfortent, tandis que le vieux gardien à barbe blanche prodigue, avec une paternelle sollicitude, tous ses soins au « moutchatchou », un peu effaré, un peu moulu de l’aventure, mais triomphant d’un légitime orgueil !
    Le vent tombe avec la fin du jour, affirment les Arabes. Malgré leur assurance, il ne cesse pas cette nuit-là et continue de chanter sa chanson furieuse à travers les volets qu’il secoue.
    Le lendemain matin, il souffle encore. Mais ce sont ses derniers sursauts. Quand la petite caravane reprendra sa route, il aura, bien qu’impétueux encore, modéré suffisamment sa violence pour permettre au chef de l’expédition d’en fixer le souvenir par une photographie. C’est celle dont nous mettons la reproduction sous les yeux du lecteur. Il y manque le mouvement, il y manque aussi la couleur, cette lueur rousse qui semble émanée de partout et de nulle part, comme si l’on était dans la fumée encore chaude d’un incendie. Mais vous y pourrez voir, à l’attitude des gens et des bêtes, la force encore grande de la poussée du vent et aussi cet effacement des choses à l’horizon, sous l’estompage de la nuée, qui caractérise la tempête au désert.
    Après cette épreuve, l’arrivée dans la plaine de Touggourt et la vue des oasis et des fraîches séguias donnent l’impression d’un repos et d’un bien-être délicieux.
    Les voyageurs sont entourés, félicités de s’être tirés sans accident de l’aventure. Le commandant est le premier à se réjouir du retour de ses hôtes. Il ne leur cache pas l’inquiétude qu’il a éprouvée, non seulement à leur sujet, mais aussi, comme il l’avoue franchement, en raison des complications où était engagée sa responsabilité ! Vous pouvez, dit-il, « brûler une fière chandelle » pour vous en être tirés à si bon compte. Et il ajoute, ironique : « Vous vouliez connaître le désert ? Eh bien, vous le connaissez, maintenant ! »
    Mais ce que les voyageurs, et surtout le petit Pierre, connaissent le mieux, à présent qu’ils sont au repos et calme, c’est leur parfait bonheur !

TIMGAD ET L’AURÈS

    Un jour de complet repos n’a pas été superflu après cette secousse. Aussi, n’est-ce que le surlendemain que la petite moto est remise en action après avoir été débarquée du chemin de fer à Biskra pour parachever, par une excursion vers El Kantara, Timgad et à travers l’Aurès, le beau voyage. On laisse, à regret, le désert derrière soi. On le quitte par sa « porte d’or », ou, selon l’expression arabe, par sa bouche (Foum-es- Sahara), expression suggestive et juste, car, pour le voyageur venant du nord, cette bouche souffle l’air chaud et sec de la grande solitude.
    El Kantara a donné son nom à la gorge, au torrent qui l’a ouverte et à l’oasis qui s’y est développée. Ce nom signifie « le Pont » en Arabe. Il unit deux mondes bien différents : au Nord, la zone tempérée, où sont les riches cultures. Au Sud, la zone chaude et stérile, où ne parvient à croître que le seul palmier.
    Un autre contraste, qui frappe vivement le petit Pierre : après les sables brûlants du désert, voici maintenant la neige des montagnes. Ce sont les deux extrêmes de la planète qui s’opposent ici presque transition.
    Le ciel lui-même semble marqué de cette différence. Il n’est pas rare de le voir chargé de nuages sur le versant nord du mont Gaous, tandis que le flanc méridional est baigné de son azur. On passe de la brume au soleil en quelques pas.
    Mais nos voyageurs ne s’arrêtent pas à El Kantara et continuent sur Batna leur route. Cette ville, ancien poste militaire, se ressent de son origine et offrirait peu d’intérêt, avec ses rues droites et son monotone décor de roches désolées. Mais elle est un important centre de tourisme vers les montagnes de l’Aurès, au sud, et, à l’est, vers l’antique cité de Timgad dont les imposantes ruines peuvent rivaliser avec celles de Pompéi.
    Pour s’y rendre, après avoir passé Lambèse (la Lambessa des proscrits du second Empire), on traverse des campagnes d’un vert frais que dominent des cimes neigeuses. Et Pierre, encore tout ébloui de ses visions du désert et de ses dunes d’or, observe qu’on voit ici des « dunes d’argent... »
    Quelques incidents de route retardent l’étape. On n’arrive au but qu’à la nuit. Ce n’est que le lendemain que les visiteurs pourront visiter à leur aise la grande cité morte.
    Ce n’est pas le lieu ici de décrire en détails au lecteur la belle colonie africaine, l’une des plus parfaitement conservées, restaurée par des soins intelligents, et plus encore peut-être que Pompéi de la grandeur romaine, avec son vaste théâtre, son monumental capitole, ses arcs de triomphe, ses bains qui font honte à nos conceptions d’hygiène les plus modernes, son vaste Forum où se lit encore cette inscription sagement épicurienne : « Chasser, se baigner... jouer et rire, c’est vivre » !
Sciences et Voyages a déjà parlé et aura l’occasion de reparler de la célèbre Thumugadi. Mais nous n’en sommes pas pour le moment aux dissertations archéologiques. Contentons-nous de poursuivre notre pittoresque randonnée.
    La moto, décidément gagnée à la cause de ses maîtres et obéissante à leur entrain, s’en va pousser une pointe dans l’Aurès, jusqu’à Menâa s’il se peut, le site le plus remarquable de cette admirable région.

 


El Oued, la « ville aux mille coupoles » perdue dans le grand erg saharien. Dans le fond, les montagnes de sable.
En haut, vue générale de la capitale du Souf, prise du minaret de la grande mosquée

R. THÉVENIN

à suivre

n° 399 du 7 avril 1927 - Sur le chemin du retour