L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Dans la demeure où se fit enfumer Moktar,
caïd de Taoudeni



On dépèce un chameau devant le ksar de Taoudeni

    Par un haut et raide escalier de pierre, nous avons pénétré dans ce sombre réduit qui est la plus belle des demeures de la ville, puisqu’elle abrite Yubo Ould Sidi Ahmed, caïd de Taoudeni.
    Dans la cour où bourdonnent les mouches, au-dessus des guerbas vides et des sacs éventrés, nous avons, dans une sorte d’appentis que protège efficacement une meurtrière, visité le « magasin d’approvisionnement » où, pour toute une année, Yubo enserre précieusement les vivres qui assureront sa subsistance et celle de sa famille.
    Pour une année !
    En dehors de ce que lui apportera, dans quelques jours, l’azalaï, Yubo ne peut compter sur rien. Ces grains, ce mil, cette viande boucanée, dont il fait indéfiniment, au cours du mois, son invariable nourriture, il doit donc en être le fourrier prévoyant et sage.
    Rien, pendant douze mois, ne pourra venir augmenter son stock. Et si Yubo, dans les premiers jours, a été goinfre et intempérant, il devra jusqu’au retour de l’azalaï payer sa gourmandise de longues semaines de jeûne et de famine.
    Et pour tous il en est ainsi à Taoudeni. Chacun y sait pour un an le cycle immuable de ses chiches menus. Chacun y mesure son existence à la baisse plus ou moins rapide de son stock.
    Ce stock épuisé, rien ne comblera le vide, puisqu’il n’est aucun pâturage et aucune culture. Ce stock épuisé, l’homme connaîtra la faim et ne disputera sa carcasse à la mort qu’en mangeant des choses innommables, dont les mouches elles-mêmes n’auront pas voulu.

En attendant l’azalaï

    Cette fois où l’azalai, attaquée par un rezzou et détruite, ne put leur apporter leur subsistance, les gens de Taoudeni sacrifièrent les quelques chèvres, les maigres moutons auxquels, par un prodigieux miracle, ils ont appris à vivre en se nourrissant, sans doute, de sable et de cailloux.
    Quand la dernière bête eut été partagée, on mangea les peaux qui restaient de ce sacrifice. Les guerbas, à leur tour, furent bouillies.
    Les secours n’arrivaient toujours pas. Alors on mangea ces mezoueds (sacs de cuir), artistement travaillés, qui avaient contenu les choses les plus chères, les reliques les plus saintes ; puis, lorsqu’il ne fut plus, à Taoudeni, une seule mezoued, on arracha pour les manger les bois tendres des toitures.
    Un sergent européen et quelques autres délicats, qui n’avaient pu se faire à ce régime, en moururent.
    Ceux qui n’étaient pas encore complètement vidés par la famine et momifiés par le soleil, à l’arrivée des secours, revinrent à la vie.
    En vérité, sur cette terre, la carcasse humaine est bien, à la fois, la chose la plus délicate et la plus extraordinairement résistante qui soit.
    Parce que nous savons ces choses, l’offre que nous fait Yubo de venir à son foyer prendre le couscous et le thé nous touche profondément.
    Sans doute, l’azalaï est proche et nul ne risque maintenant de mourir de faim. Mais c’est, quand même, en cet extraordinaire pays, le seul lieu où l’on puisse apprécier à sa valeur la courtoisie d’une invitation à déjeuner.
    Cette fois, pour dire vrai, nous n’aurons point fait grand tort aux provisions du caïd.
    Le Matin, à notre départ de France, nous avait remis, à l’intention de ce haut magistrat et de ses femmes, une magnifique montre en or et de bien beaux colliers.
    Voyant, un jour, à Reggan, toutes ces somptuosités, Georges Estienne nous avait assuré que, pour ce qui était de Yubo, caïd de Taoudeni, le moindre grain de mil ferait bien mieux son affaire.
    À la montre et aux colliers, nous avons donc ajouté des pains de sucre et surtout – cadeau de prix – une énorme caisse de thé vert.
    Aujourd’hui, nous ne regretterons pas le poids d’essence qu’il nous fallut abandonner pour pouvoir emporter cet approvisionnement.
    Certes, pendant un certain temps, le bon caïd s’est amusé, avec le boîtier d’or de sa montre, à renvoyer le soleil dans les yeux de ses administrés, mais cette satisfaction peut-elle se comparer à la joie que tous, en famille, prennent maintenant autour des pains de sucre ?
    Cette joie pourtant va connaître un nuage. Nous avons été vraiment larges dans notre apport. Nous entendions, toutefois, qu’une partie de ce sucre et de ce thé aille aux travailleurs des mines toutes proches d’Agorgott.
    – Pour les captifs ? demande, éberlué, Yubo, caïd de Taoudeni.
    – Pour les captifs ! insistons-nous.
    Mais, on a beau lui traduire cela dans le meilleur arabe, Yubo ne comprend plus.

Le repas

    Nous voici maintenant assis sur les nattes, dans la chambre d’honneur de cette sombre et redoutable maison. Seul, Yubo, suivant un strict protocole, a pris place parmi nous. Dans une pièce contiguë, ses parents et quelques notables préparent le thé et aiguisent leur appétit à la pensée de ce festin tout proche.
    Deux maigres poulets ont terminé une existence famélique dans une sauce qui a dû leur faire, par surcroît, trouver la mort bien amère.
    Nous n’y toucherons pas.
    Goûterons-nous au moins à cette énorme calebasse, pleine d’un blanc couscous, que l’on dispose devant nous ? La main que, « à la marocaine », plonge dans ce plat le chef d’état-major, il la retire pleine d’un noir magma.
    Ouverte, elle contient plus de mouches que de mil. En une seconde, les deux plats sont recouverts d’une noire et bourdonnante carapace, comme si, pour le tenir au chaud, on venait tout aussitôt de déposer sur ce couscous un couvercle sombre et émaillé.
    Dans l’autre pièce, sur une seconde calebasse, en un instant également noire de mouches, les notables de Taoudeni se précipitent avec voracité. C’est, entre eux et ces insectes, un combat inégal. Si les uns sont la force, les autres sont le nombre.
    Le bataillon des mouches indéfiniment se reforme, comblant les vides affreux que font, dans leurs rangs serrés, les mains noires et indifférentes qui, avec le mil, pétrissent lentement les petits corps ailés attachés à leur proie.

Ici nos soldats sont venus

    Nous préférons encore la fournaise du dehors à cet écœurement.
    Il nous faut monter sur la terrasse. Pour cela, vous vous en doutez peut-être, il n’est pas d’escalier. Quelques morceaux de bois fichés dans le mur permettent, si l’on a les mains libres et les reins souples, d’arriver sur cette incommode plate-forme.
    Cet exercice difficile devient désastreux quand on a, comme nous en ce moment, le cœur sur les lèvres.
    Enfin nous voici dehors.
    Devant nous s’étale, le misérable quadrilatère de cette ville.
    Tout autour de nous, et jusqu’à l’infini où flotte une buée diaprée, le sable semble bouillonner dans la lumière.
    Notre interprète Berabich nous a rejoints sur cette terrasse, contre les murs de laquelle nous a plaqués, inertes, la chape de plomb que sur la tête et les épaules nous a passée un soleil incandescent.
    Nous regardons, les yeux vides, la pensée absente.
    Pour nous rappeler à nous, le Berabich nous touche légèrement les bras.
    Un sourire cruel découvre ses dents blanches.
    – Regarde, dit-il, et il frappe du pied cette terrasse... Regarde : c’est lorsque vos soldats sont venus mettre le feu, c’est de là qu’avant de le tuer, ils ont enfumé Moktar, caïd de Taoudeni…

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

Source :

du 23 janvier 1932

Le meurtre du lieutenant de Sèze et l'« enfumade » du caïd Moktar