UN AN À OUALLEN
1949–1950

 

Les textes, photos et légendes sont de Jean-Marie LAPORTE

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LA DÉCISION

 

    TOUT commence au Fort de St Cyr quand finit le stage d’Adjoint Technique d’où je sors 5ème. Les anciens militaires sont affectés en France, pour nous le choix est simple : l’A.F.N. Passant devant le Colonel CHABOD je traîne en expliquant le veuvage de ma mère et me décide pour l’Algérie en lui expliquant que je serai ainsi plus près pour venir la voir. Malheureux ! Je suis celui qui ira le plus loin ! Nous partons pour Marignane. Une nuit en train à vapeur nous mène à Marseille où me reçoivent très gentiment des amis de la tante Georgette. Après un déjeuner en famille ils m’emmènent dans leur cabanon près de la mer. Le lendemain on se retrouve à Marignane. RICHOUX part pour la Tunisie puis c’est le tour de BOISRAMÉ de nous quitter pout le Maroc, le reste embarque dans un DC 3 du SGACC, le F.BEID ou BEIK. Le temps est mauvais sur la Méditerranée et nous serons secoués dans cet appareil toujours équipé pour des parachutistes avec une banquette transversale. Je suis un des seuls à ne pas vomir ! Puis le calme revient et par le petit hublot on peut enfin apercevoir la Grande Bleue où tanguent encore des bateaux. La côte se dessine et après un virage voici la terre ocre et verte, on voit des villages, des arbres et on arrive à Maison-Blanche. Il fait chaud et on sent la terre mouillée. C’est encore l’ancienne Base : des petits bâtiments coquets disséminés entre les arbres. Dans la camionnette qui nous emporte on tente de voir cette nouvelle terre. Après un long boulevard on entre en bordure du Port sur l’ancienne Hydrobase où le SGACC héberge son personnel en transit. Nous y resterons jusqu’à nos départs. Chambres pour deux, salle de repos etc.

    Le lendemain, munis d’adresses et d’un plan nous remontons la rampe Vallée et entrons dans le cœur de cette ville qui sera mienne plusieurs années. Nous admirons les immeubles, la beauté des filles, les petites échoppes où les arabes vendent des beignets sur des carreaux de mosaïque colorée. Voilà la grande Poste, des jardins et des escaliers puis nous remontons la rue Michelet. La beauté des immeubles haussmanniens et des boutiques nous surprend. On regarde les trams, on se dirige vers la rue Horace Vernet pour arriver à la Villa Grima, ancienne demeure privée où résident les services de la Météo. Dans un petit parc, plusieurs bâtiments, le service des Trans, la Prévi, la Climatologie où je travaillerai. La Villa elle-même a deux ou trois étages. On est reçu au dernier par DUCASSE, Délégué Général pour l’AFN, qui me fera tant d’ennuis et LEMIEUVRE patron de l’Algérie. D’entrée on annonce la couleur : depuis deux ans on relève les personnels trop longtemps retenus par la guerre. Il y a le Sud. Le jeune marié (HUSTACHE) est prévu pour Touggourt, il y a 4 postes à Aoulef dans le Sud. Tout çà : postes, Sud, noms, ne nous dit rien ! Je découvrirai que nos cours de Géographie ont été nuls sur la question ! BOURGOIN et THEUVENAY se proposent avec MARIOU (je crois), je donne mon nom pour rester avec eux, COTELLE, GADIOU, HESLOELH, prudents se partagent Bône, Alger et Oran, quant à Ouallen ce sera pour vous dit DUCASSE en s’adressant à ce garçon dont j’ai perdu le nom (CLÉMENT ?) et à qui je vais sauver la vie. Le malheureux pâlit et la voix étranglée supplie « Non s’‘il vous plaît pas moi, pas Ouallen !». La scène dure un moment entre la Direction qui hausse le ton « Vous connaissez le pays après votre service militaire et vous n’êtes plus un débutant » et le malheureux qui supplie et pleure presque. Alors ma vie a basculé, sans doute poussé par mon Ange qui pose sa main sur mon épaule, sans raison et de façon incompréhensible je m’entends dire « Moi je veux bien y aller ». J’ai posé un problème car la Direction refuse « Vous êtes trop jeune et débutant », mais j’insiste devant le collègue qui se raccroche à moi. J’ignore tout du Sud, d’Ouallen dont un vague geste de DUCASSE m’a montré que c’était très bas sur la carte. « Revenez demain ». Ainsi fait. « Vous êtes toujours volontaire ? On va vous faire accompagner par un ancien ».

    Les jours suivants je travaillerai à Maison-Blanche réconforté par mes collègues pieds noirs « On n’est pas fous pour aller demander Ouallen ! » Par eux j’apprends que je vais dans un poste non seulement très isolé mais le dernier poste dit déshérité !

    Ma pauvre mère vient me voir à l’annonce de cette affectation dont je me garde de dire que je l’ai bêtement demandée !
    Prudemment je fais un tour chez un dentiste pour colmater les éventuelles caries.

    Après quelques achats insuffisants : chemise kaki, short, naïls pour touristes, casque, je dépose ma valise contenant mes habits de Paris, mon costume presque neuf chez Mme NÉRAUDAU, une adresse donnée aussi par ma tante puis je prends l’express du Maroc devant Maman qui peine à ne pas pleurer.

    Ce train me mène vers le Sud mais aussi vers Janine et le demi-siècle de bonheur qu’elle m’a donné !

    Je m’étonne encore de la désinvolture avec laquelle DUCASSE nous traitait. Il aurait pu me donner plus de détails mais que savait-il lui-même ? Connaissait-il les dimensions du Bordj, l’absence totale de végétation, le nombre des résidents militaires car je vais être le premier civil au grand dam de certains officiers à Béchar, ce que nous mangions et que le ravitaillement nous parvenait tous les six mois par camion de Béchar ou d’Adrar ? Là encore il pouvait cadrer les relèves avec ces moments et éviter aux Météos cet interminable, fatiguant voire dangereux voyage qui fut le mien. Par le courrier il nous savait coupés trois mois l’été et desservis par une patrouille méhariste tous les 20 jours environ l’hiver ce qui ne l’a pas empêché d’expédier un lit métallique de deux places que le méhariste dut convoyer en équilibre sur la bête. Se rendait-il compte qu’il envoyait un gosse de 20 ans dans ce milieu hostile peuplé de vieux blédards alcooliques ? Seule consolation, sa promesse qu’il tentera de ne pas tenir, de me muter dans un poste saharien du Nord !


ALGER, la mer vers St Eugène, au loin ND d'Afrique
ALGER, vue des toits de l'Hydrobase, en bas de l'Agha
ALGER. Maison-Blanche, ancienne station d’Obs et Rawind
ALGER Maison-Blanche. Bristol Freighter d’Air Transport
ALGER Maison-Blanche, Maman débarque du DC 3 d’Air France


LE VOYAGE

 

    TRÈS ému moi aussi j’embrasse ma pauvre mère et m’embarque avec une dose d’insouciance qui me paraît maintenant incroyable dans l’express du Maroc. Je me paye le wagon-restaurant en compagnie d’une dame élégante très étonnée de ma destination et de mon âge. On change de train à Perregaux où après une longue attente j’embarque pour un train de Far-West qui va à Colomb Béchar. Sur une voie étroite circulent des rames en bois avec compartiments transversaux, une porte de chaque coté et au bout de chaque wagon une plateforme ouverte entourée d’une balustrade en fer.

 

Train de Colomb-Béchar
Sur la voie de Colomb-Béchar. Une halte

    Long et lent voyage, on grimpe peu à peu l’Atlas, je ne me souviens plus où j’ai dîné et si... ! Je me réveille dans un bruit de tampons heurtés. Ain-Sefra, il fait nuit, je vois un bout de lune entre les palmes, le légionnaire voit que je frissonne pelotonné sur ma banquette de bois et me passe en silence un de ses deux burnous. Le jour se lève sur le désert, un paysage presque plat, on voit du relief au loin, le Maroc dit le légionnaire, on passe des petites gares de Far-West. Dans l’une : Beni Ounif, je lirai plus tard que dans un centre d’expérimentations chimiques l’écrivain Albert Paraz y contracta le mal qui l’emportera. Passent quelques palmeraies puis un oued large mais avec peu d’eau, des bâtiments, c’est Colomb-Béchar. Plusieurs météos (AZOULAY...) m’accueillent et m’emmènent chez une vieille dame qui loue des chambres. Ils m’emmènent ensuite visiter l’aérodrome, important. Dans un hangar je vois des drôles d’engins : des bombes planantes allemandes ! Plus tard on construira une base de lancement au-delà de Béchar, Hammaguir, où seront élaborés les ancêtres de nos fusées stratégiques actuelles !

Colomb Béchar

 

    Après déjeuner je me repose, ma logeuse me remonte le moral « mon pauvre petit, si jeune, on se vide là-bas tant l’eau est mauvaise ! » Mes amis me récupèrent, pour prendre mon billet et me mettent dans le camion en partance. Un Renault d’avant-guerre AGOD ou AGKD construit pour ces voyages. Cabine avancée avec trois places, une cloison suivie d’un compartiment transversal de 3 passagers, les modèles longs ont deux compartiments.

    Je quitte la place des chameaux de Béchar et assis derrière le graisseur je pars pour mon aventure. La plupart des chauffeurs sont espagnols, le mien est juif, frère de celui qui conduit le camion suivant : les frères MARDOCHÉ, le graisseur est noir. On roule sur la piste bien frayée et plate en soulevant de la poussière. La nuit tombe et l’on s’arrête, pour dîner dit-on. « T’as rien apporté ? Tu manges avec nous ». Première rencontre avec la solidarité du Sud. Le graisseur qui a disparu revient avec du bois et un bon feu crépite par terre. On dispose quelques ustensiles et verres. Dans une grande poêle ils versent des œufs, des piments, des trucs rouges que je connaîtrai comme soubressade ou merguez, c’est fort et c’est bon poussé par un vin rosé.

    On reprend la route où je m’endors au gré des secousses. Arrêt, il fait frais et on devine le soleil levant : Béni Abbès. Je me rendors sur la banquette pour être réveillé par un jeune homme : le Météo venu me saluer. MARTINEZ, je crois, que je retrouverai des années plus tard à Adrar, ayant quitté la Météo et vivant avec l’ancienne Directrice d’El-Goléa.

    On repart en longeant cette jolie oasis, en traversant le radier de l’oued, je vois des maisons blanches étagées sur une colline dominée par le Fort avec le drapeau. Nous repasserons par là et y coucherons Janine et moi. Après on longe l’erg, magnifique spectacle de dunes, que je vois pour la première fois. On s’éloigne sur la piste avec mes souvenirs. Dans deux ans nous traverserons une presque prairie verte ! Il aura beaucoup plu !

    Avec les années je tente de ressusciter les plus importants souvenirs : la chaleur, la sueur qui coule sur la peau, le visage, les lèvres salées, les odeurs mêlées du moteur, de métal chaud, de graisse et aussi celle forte du graisseur. Plus tard je finirai par sentir un peu comme eux. Le spectacle de la lumière dure qui découpe au rasoir les reliefs et la pureté du ciel d’un bleu soutenu. Le matin sa couleur se fera plus douce avec des teintes ardoise mais c’est le soir quand la chaleur baisse que les horizons se font magiques avec des nuances qu’on ne peut décrire !

    On chemine dans un environnement de plus en plus accidenté, on pénètre dans des reliefs. La piste fait un coude à 90° et plonge vers un lointain où je distingue des villages et des palmeraies mais on s’arrête là devant une grande bâtisse genre caravansérail. C’est Kerzaz on va déjeuner là. Les lieux sont tenus par « Dondon », homosexuel notoire, avec beaucoup de classe et de personnalité. Je prends une chambre vaguement fraîche pour me reposer un peu. Midi on déjeune tous à la salle d’hôte, le second camion a rejoint et je fais la connaissance du Capitaine VILLALONGA, Pied Noir mince et sec qui va prendre le commandement de la Compagnie du Touat. Dans plus d’un an il m’en remettra l’insigne en me faisant méhariste d’honneur. Il se rendra célèbre en effectuant une mission en peloton, qui le mènera à travers l’Erg Chech puis sur les sites de Chegga, Chenechan (grotte préhistorique), les cités du sel actuelles ou anciennes, Taoudéni et Terazza. Comme compagnons : l’Adjudant FLEURENS, un Ingénieur Géographe CARRERE et un préhistorien détaché du Musée de l’Homme : BAUVOT de BEAUCHÈNE. En lui je trouve le frère d’un condisciple de Pasteur. Il deviendra Directeur du Musée où nous avions été le voir en 1951 avec Janine et FOUCHÉ. À la retraite il continuera ses voyages dans le désert et mourra au cours de l’un deux.


Insigne de la Compagnie Saharienne du Touat


    Revenons à la piste que nous reprenons en mi après-midi, on sort de l’embranchement de Kerzaz pour reprendre la coloniale qui devient étroite et accidentée. Elle descend, je vois le chauffeur se raidir sur son siège, le graisseur prépare une grosse cale de bois qu’il tentera de bloquer sous les roues, au péril de sa vie si le camion lâche. Nous attaquons la descente du Col 15, l’enfer des chauffeurs.

Le Col 15

    Une forte pente et au milieu deux minuscules virages secs. Le chauffeur ralentit en descendant toute la gamme des vitesses et elles sont nombreuses. De chaque côté j’aperçois des carcasses de voitures ou de camions qui ont basculé ! Br Br Br... Et on passe pour atteindre le plat. C’est la région de l’Oued Messaoud, branche de l’Oued Saoura. Il a plu et le sol formé d’argile séché et craquelé ressemble à une peau de dinosaure. Mais ça roule pépère. Ces camions taillés pour les pistes doivent taper un bon 55 de moyenne sur un bon terrain. La nuit tombe ralentissant notre progression. Je dors quand un choc me réveille. Nous sommes à Sba, oasis de poche aves un puits, une grande vasque d’eau fraiche sous une construction en dôme. Combien de fois repasserai-je là avec Janine, avec MICLOT, tout seul ? Nous attendons au frais que le jour se lève. Voici les premiers rayons, on repart alors que la poussière annonce l’approche du camion suivant. Sur l’horizon une barre de maisons rouges se précise. Nous pénétrons dans les rues bien quadrillées du village arabe, un virage et le choc ! Devant moi l’immense Place Laperrine bordée sur ses quatre coins. À ma droite, la mosquée et les écoles, à ma gauche l’hôtel, le souk, le musée et devant la longue façade du Bordj militaire avec son grand portail. Là j’assiste à un spectacle rare : la Compagnie du Touat est là en grande tenue : veste, chèche et serrouels blancs, cartouchières rouges, képis bleus. Un peloton sur ses dromadaires, un élément à pied, drapeau et fanions. C’est splendide. Mais déjà alors que je descends devant le bureau de la transsaharienne je suis abordé par un sergent-chef aviateur jovial, c’est PATROU qui va m’accompagner pour la partie difficile du voyage. Nous traversons la Place et il m’emmène dans le Bordj où je me retrouverai plus tard dans les dédales des petits bâtiments. Je fais la connaissance de l’Adjudant CAMARA qui me prend en charge, c’est lui, officier des détails, qui me nourrira. Il jette un regard navré sur la petite garde robe contenue dans un sac de marin. C’est tout ? Il m’impute un burnous, un serrouel noir, un blanc, une saharienne blanche et un boubou soudanais, ce vêtement ouvert sous le bras. On déjeune au Mess Sous-offs et j’apprends qu’on ne va pas tarder à partir. J’ai 600 bornes dans les reins et ce n’est pas fini. Nous quittons Adrar en convoi, le second camion transporte un médecin anglais avec un short interminable et qui va à Lagos. La nuit tombe vite et le trajet est court. Voici Reggan, après quelques petites palmeraies devinées dans l’ombre. Ah ce n’est pas celui que je connaitrai plus tard ! Le Bordj Citroën à droite, l’hôtel, le petit bordj militaire à gauche. On entre par le porche éclairé dans l’intérieur égayé par de la végétation. On dîne avec les deux Radios dont HAINAUT que je reverrai plus tard.

Hôpital d’Adrar

    Et on repart. Je me souviens par bribes d’un univers absolument vide et plat dans les feux du camion. Une piste tracée par les roues droites devant. Mais un moment on s’ébroue, on arrive à la Balise 110, 30 kms de fech fech, ce sable mou et traître devant nous. Des traces partout qui se croisent, on passe en faisant rugir les vitesses et on reprend notre train peinard. Ces camions doivent pourvoir tenir 50 kms de moyenne sur un terrain correct. PATROU me réveille. Voilà la Balise 250 ! À partir de cet instant je vais entrer dans l’irréel, une autre Vie, une autre Planète !

    Un horizon parfaitement circulaire sans la moindre bosse, un panneau « Ouallen 69 kms », deux cabanes métalliques demi rondes à demi enterrées où vit un arabe qui pue l’oignon et une baraque en bois comme dans l’ouest américain. Le temps l’a délabrée, ne demeurent que des pans de toit et de cloison balayés par l’air pesamment chaud, le tout sous un soleil que je supporte mal sous mes petites lunettes noires. Là, brusquement je craque ! Où suis-je ? Dans quel monde quelle planète, dans un désert au cœur du désert ! Comme je suis loin de ma mère, du Bd Bineau, de chez moi, les larmes me viennent que je dissimule à PATROU, frais comme un gardon. Il m’explique qu’on attend la patrouille venue nous chercher et qu’il faudrait impérativement repartir si elle n’était pas là au départ du camion. Des heures horribles à suffoquer dans un bain de sueur. Le soleil descend quand sur l’horizon dans le mirage tremblotant dansent des silhouettes. L’arrivée d’Omar Sharif dans une ligne tremblante qui grandit puis se transforme en un homme sur un méhari. Moi j’ai droit à trois dromadaires, un petit méhariste en kaki et un vieux Targui en bleu qui ne voit pas d’un œil et a un trachome sur l’autre : c’est le guide.


Balise 250
Balise 250, les bâtiments
(photo Jacques ANNIC
février 1957)

    Je vais connaitre un de mes plus grands moments de ma vie, je vais gagner Ouallen, vraiment, le mériter par la fatigue de mes jambes tétanisées, de mes pieds rapidement éclatés où le sang mettra une croûte rougeâtre, par la sueur dans les yeux, sous les bras, salée sur les lèvres. On part pour gagner le poste perdu ! PATROU marche d’un bon pas que je peine à suivre n’étant ni marcheur ni sportif, les ennuis de santé de jeunesse m’ont éloigné du sport. Au plus 12 kms en Normandie ! PATROU voit et me fait monter sur un méhari. Découverte de la mécanique de l’animal. On enjambe la rahla (selle), on se cramponne, jeté vers l’avant au dépliage des pattes arrière, jeté vers l’arrière au dépliage des pattes avant, rejeté vers l’avant à la fin du dépliage arrière, puis horizontal avec l’achèvement de l’avant ! Ouf !

    Doux balancement, plus tard j’apprendrai le trot. Pour l’instant je lutte pour ne pas m’endormir, chante dit PATROU pour t’éviter de tomber ! C’est la nuit, à peine moins chaude, on s’arrête, mécanique du chameau à l’envers. Sur une couverture jetée sur le sol on tente de dormir dans la sueur et la visite des poux de chameaux. Mais déjà on repart et le soleil réapparaît. Je me traîne à 2 ou 4 pattes sur un sol qui commence à faiblement onduler. Quelques arbres rachitiques apparaissent, des talhas, des acacias avec des épines terribles. Aux branches sont accrochées deux guerbas. Sur la couverture on passe la journée à survivre dans le sable et le vent chaud, par moment j’ai l’esprit qui déraille, mais où suis-je ? Et on repart. Je ne me souviens pas d’avoir mangé mais bu du thé, oui, souvent. Les sahariens tiennent le coup avec. Un très fort, un correct, un très sucré, comme la Vie, la Mort, l’Amour (dans quel sens ?). Le tout préparé avec un cérémonial immuable même au cœur du Sahara en plein Juin. On le jette dans le verre très épais en tenant la théière très haut.

    Le jour n’est pas levé que mon calvaire, la marche, dans la lumière plus pure du petit jour on distingue quelque chose là-bas. C’est l’Ahnet, dit PATROU, le premier relief, Ouallen est derrière. À mesure que l’on marche le relief recule mais on gagne à l’endurance et au milieu de la matinée on est au pied d’une falaise d’une centaine de mètres. Nous allons passer directement pendant que les bêtes feront le tour par le col de Taghit. J’ai grimpé, comment ? dans un éboulis de grosses pierres noirâtres, je ne sens plus mes pieds sanglants. On arrive sur le plateau noirâtre et lunaire avec des grandes dalles luisantes entre les rochers. PATROU trotte devant, le Targui compatissant m’attend à l’ombre des rochers et je bois l’eau fraîche de la guerba avec ses poils et son goût de goudron. On arrive au bord près d’un redjem, entassement de pierre pour faire signal. On s’est trompé, on est trop loin et PATROU repart, on dévale la falaise, pour moi beaucoup sur les fesses, puis on la longe par la droite. Je titube de fatigue, une demi-heure environ, PATROU m’encourage, c’est là. On dévale une petite dénivellation et aperçoit un vaste lit d’oued à sec au pied duquel s’érige un petit bâtiment bas blanchâtre. Des têtes apparaissent fixant l’autre côté où apparaissent aussi les chameaux qui arrivent du Col, puis pivotent et nous fixent. On contourne un mur, pénétrons dans la cour, des mains, des voix, des tapes sur l’épaule, j’entre dans une pièce basse de plafond sous des poutres de palmiers. Il y a un bat-flanc de terre et une natte, le météo me montre le lavabo où je baigne mes pauvres pieds et je me couche, la pièce est sombre et me paraît fraîche, je n’ai plus à marcher, je suis arrivé, en cet instant, le seul, je suis heureux d’être à Ouallen !

 

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