Jean PETIT
Chef de Bataillon
État-major du 19ème Corps d’Armée

 

Mission dans le Territoire d'AÏN-SEFRA

           L’après midi après une sieste bien gagnée j’accomplis une mission amusante. J’ai déjà parlé de Mrs Amy Mollison la célèbre aviatrice anglaise. Celle-ci est encore à Béchar, attendant pour son avion du raid « Londres-Le Cap » quelques pièces de rechange qu’elle a fait quérir en Angleterre. Mrs Mollison habite précisément dans le bâtiment des Affaires Indigènes la chambre vis-à-vis de la mienne. Ces jours derniers elle s’est rendue en touriste à Béni-Abbès et y a notamment pris un bain dans la piscine de ce lieu que j’ai déjà décrite. Mais elle y a oublié son bonnet de bain caoutchouté. Hier à Béni-Abbès, cet accessoire si utile pour une nageuse m’a été remis et confié par le Capitaine Paris pour le rendre à sa propriétaire. Je frappe à sa porte, une jeune femme vient m’ouvrir.
          « Mrs Amy Mollison ?
          « She sleeps !
          « Veuillez avoir l’obligeance de lui remettre son bonnet de bain !
          « Oh ! Thank you very much !

           C’est la sœur de Mrs Mollison que j’ai devant moi, et après quelques paroles je me retire... Je n’ai pas vu Mrs Mollison... Je n’apprendrai qu’à mon retour à Alger, qu’après avoir quitté Béchar pour Londres, elle venait de réussir sa 2ème tentative en reliant cette fois sans accroc Londres au Cap en 112 heures, 4 jours; 16 heures, 35 minutes exactement, battant son précédant record !
           Je rends visite au Commandant Dondey de la Chefferie du Génie. Charmant camarade dont je ne connaissais jusqu’alors que la signature au bas de papiers officiels. Père de famille de cinq enfants, nous sympathisons d’emblée et le travail que nous réglons ensemble s’en trouve ma foi simplifié. Il me reçoit ensuite au sein de sa famille et je le quitte pour aller dîner en ville. Je m’en vais donc pédestrement dans la nuit tombée pour gagner l’hôtel Georges, lorsque je croise un grand Lieutenant de Spahis flanqué de deux sloughis (chiens marocains, très à la mode dans le sud). Nous nous dévisageons mutuellement dans l’ombre et faisons chacun demi-tour en nous écriant :
          « Bonjour mon Commandant !
          « Bonjour Giraud !
          « Ça par exemple !
          « Quelle bonne surprise !

C’est Giraud, le fils du Général, qui fut mon élève à Saint-Cyr, Promo du Tafilalet. Comme son père, c’est une nature ardente et généreuse avec toute la fougue de la jeunesse. Je l’invite aussitôt à partager mon dîner et nous voila assis en tête à tête dans le jardin de l’hôtel. Qu’avons-nous mangé ce soir là, je ne saurais le dire. Giraud est un bavard intarissable et je crois de mon côté, tenir ma place. Que de souvenirs, que d’histoires, que de vieilles gibernes n’avons nous pas remué ce soir là, tous les deux ! Au café nous n’avions guère épuisé tous les sujets. Saint-Cyr, bien entendu a nourri fort longtemps nos élucubrations. Giraud a même cité, quelle mémoire, quelques unes de mes tirades à l’amphi de gogo de la Spéciale. J’ai appris son enthousiasme pour sa vie de Spahi, ses détachements dans le bled, son attachement à ses hommes, que sais-je ? Il m’a donné d’excellentes nouvelles de son père qui, après avoir quitté la Division d’Oran il y a deux mois à peine, a reçu le beau Commandement du 6ème Corps d’Armée (mon ancien Corps) à Metz. Nul choix n’a jamais été plus justifié. J’y ai applaudi dans mon for intérieur à l’époque. Un Général Giraud à la garde de notre frontière de l’est, quelle garantie contre Hitler ! Quelle merveilleuse assurance sur la vie... de la France !

           Mercredi 29 avril. Colomb-Béchar. Je passe encore toute cette journée à Béchar. Je dois la consacrer à la visite de tous les casernements qui y sont fort nombreux. Il ne faut pas oublier que Béchar après avoir détrôné Ain-Sefra au fur et à mesure que la pacification française s’étendait vers le sud a compté une très forte proportion de troupes. Aujourd’hui le Sahara étant entièrement nettoyé de ses pillards, Béchar a vu son importance militaire décroitre, mais ses casernements vastes et nombreux ont subsisté, occupés par une garnison réduite aujourd’hui. Je rappelle l’anecdote historique et pittoresque décrite par Maurois :
           En 1903 Lyautey occupa le poste qu’aucun général n’avait encore osé occuper et le baptisa Colomb en souvenir d’un officier français tué à cet endroit.
         «Comment, vous avez occupé Béchar ?» dit le Ministre, qui croyait le poste situé en territoire Marocain, «Mais il faut l’évacuer !»
          « Nous ne sommes pas à Béchar, nous sommes à Colomb !»
          « Oh alors c’est différent !» et le poste fut maintenu.
           Colomb-Béchar aujourd’hui m’apparait infiniment plus sympathique que le jour de mon arrivée. Je suis déjà un peu de la famille... Avec le Commandant Dondey du génie, je parcours donc tous les bâtiments utilitaires. Au camp de l’Aviation, conduit par le Lieutenant Merlier, j’admire en particulier une superbe lionne de 2 ans, ramenée du Soudan en avion à l’âge de 2 mois. Mascotte de l’Escadrille elle est maintenant en cage, ses caresses étant devenues par trop dangereuses ! J’admire l’installation impeccable du casernement, de la discipline de la Légion, celle du 2ème Tirailleurs, et du 2ème Spahis. Je suis de nouveau l’invité à déjeuner du Lt-Colonel et Madame Le Pivain qui me font entendre sur leur phono d’admirables chœurs russes. (Le colonel possède plus de 300 disques de ce genre !) L’après midi se poursuit toujours dans les casernements. Je vais au terrain d’aviation voir le pilote et l’avion qui me conduiront demain à Tabelbala. Une alerte : un radio émanant du Capitaine de Romanet parti hier pour l’extrême sud avec deux avions nous apprend qu’une panne les a obligés d’atterrir sur la piste près de Chegga, à plus de 1.000 km de Béchar. Après quelques heures d’inquiétude, nous apprenons qu’après avoir « dépanné » par leurs propres moyens, les deux appareils sont arrivés à Chegga sans encombre.
           Je visite dans la soirée les souks des marchands indigènes où j’acquiers à vil prix, quelques plats marocains et divers objets de cuir soudanais. En regagnant ma chambre pour la nuit, j’assiste à la retraite aux flambeaux, composée de chars artistiques fabriqués par les Légionnaires, car c’est aujourd’hui et demain l’anniversaire du célèbre Combat de Camerone (au Mexique) où la Légion s’immortalisa le 30 avril 1863.

 

Tabelbala : Camerone avec les légionnaires du Capitaine Robitaille

           Jeudi 30 avril. Réveil à 4 heures du matin. Je m’habille en hâte et gagne en auto le terrain d’aviation. L’avion qui doit me conduire à Tabelbala, à 350 km au sud-ouest de Béchar est déjà sorti du hangar. Ma mission à Tabelbala est motivée par la visite, en ce lieu isolé et perdu dans le désert, de la Compagnie Automobile du 1er Régiment Étranger. Cette unité, spécialisée dans l’exploration, la création et aussi la police des pistes d’extrême sud des confins Algéro-Maroco-Mauritaniens est une des plus belles dont la Légion puisse s’enorgueillir. Je ne la connais que de réputation. Le Capitaine Robitaille qui la commande est légendaire. Dans quelques heures, grâce à l’avion, je serai au milieu d’elle, alors qu’il m’eut fallu en auto par la piste incertaine et dont la sécurité n’est pas toujours assurée, deux jours. Mon voyage a été préparé minutieusement, car on ne survole pas des régions désertiques à la légère. Mon pilote est un jeune sergent alsacien, le Sergent Haag, qui n’est encore allé à Tabelbala par la voie des airs qu’une seule fois et en compagnie d’autres appareils. Cette fois il sera seul et je devrai, moi qui n’ai jamais survolé le désert le guider dans sa route. J’ai longuement étudié ma carte et mon itinéraire. La piste auto au sol sera mon fil d’Ariane. Je dispose d’un appareil radio avec lequel je pourrai le cas échéant, émettre en vol, ou même au sol en cas de panne. Après m’être familiarisé avec sa manipulation, après avoir revu mon alphabet morse, après avoir fait appel à tous mes vieux souvenirs « d’observateur en avion », après m’être assuré que nous disposons dans la carlingue de plusieurs jours de vivres et d’eau, je m’équipe et prends place au poste d’observateur. Le temps est calme et radieux. La météo nous annonce le beau temps. L’hélice démarre. Prêt ! Je lève le bras pour le départ et pour l’adieu au Lieutenant Merlier, qui malgré l’heure matinale est venu assister à mon départ. L’avion roule au sol et va prendre la ligne de départ, puis « pleins gaz » il file comme une flèche, rayant le sable de la piste.
           Comment exprimer en paroles la force impétueuse et virile d’un avion qui décolle dans un fracas strident d’un moteur de 400 cv déchaînés ? Il est 5 h 45. Déjà la terre fuit sous nos ailes. Nous amorçons un virage au dessus de Béchar, de la palmeraie et du terrain. Le temps de m’orienter et je mets le cap à la boussole : sud-sud-ouest. J’observe le sol car il ne s’agit pas de « cornarder » dès le départ : je cherche le carrefour de deux pistes, celle de Taghit et celle d’Abadla. Cette dernière est la bonne, celle qu’il faudra suivre jusqu’au terminus. La voici : j’appuie doucement sur l’épaule droite du pilote. Lui aussi a vu la piste d’Abadla et nous fonçons sud-ouest. La piste se révèle très visible grâce d’abord à sa trace qui forme un long ruban au milieu du sol tourmenté, grâce ensuite aux redjems (tas de cailloux) qui la jalonnent et dont les ombres portées sur le sol sont très nettes. Pendant une heure environ nous survolons une région montagneuse et tourmentée de teinte ocre et livide. Un joli coup d’œil avant Abadla, nous franchissons une chaîne rocheuse, le Gour Mezioukat dont les sommets tabulaires (ou Garas), culminent à notre hauteur. Nous passons par un défilé de toute beauté et apercevons aussitôt le Poste d’Abadla, agglomération de petits cubes blancs, nettement détachés sur un éperon. L’oued Guir une fois franchi, le sol devient absolument plat et uni comme la main. C’est la Hamada du Guir. Pendant 25 minutes environ je me laisse bercer au vrombissement de l’hélice et je rêvasse doucement, mon regard suit la piste qui défile sous nos ailes à main droite. Aucun autre point d’accrochage. Nous sommes dans l’immensité terrible et nue du désert absolu.
          À 7 h 45 le sol dessine sur ma gauche de grandes ondulations roses-dorées. Ce sont les dunes de l’Erg Er-Raoui qui apparaissent. Ces dunes immenses nous obligent à un détour, car c’est une règle impérative pour les avions du Sahara de ne jamais s’éloigner de la piste pour raccourcir un itinéraire. Imaginez une seconde ce que pourrait être une panne au dessus de la dune. En admettant qu’il n’y ait pas de casse, les recherches deviendraient quasi impossibles et les accidentés risqueraient fort de sécher dans le désert. Je contourne donc la pointe N.O de l’erg Er Raoui. Le spectacle de la dune vue du ciel est unique : étendue sans fin de vagues de sable rose nettement découpées et soulignées par les ombres portées dues à l’éclairage oblique du soleil matinal. Je contemple émerveillé en songeant que de bien rares privilégiés sont admis à voir se dérouler d’en haut un tel tableau, que le méhariste même, seul être appelé à parcourir les sables, n’a jamais pu s’offrir. Je survole ensuite un camp de travailleurs de piste, le camp Négrier dont les tentes blanches découpent de petits carrés sur le sol. La piste dans son parage apparaît très blanche. Peut-être a-t-elle été intentionnellement marquée à la chaux ?
           Encore 50 minutes de vol où je m’écarte de l’erg sans le perdre de vue toutefois, mer figée sur ma gauche. La chaleur commence à se faire sentir et nous subissons quelques remous. Enfin vers 7 h 50 apparaissent les massifs rocheux de la région de Tabelbala. Le poste lui-même surgit bientôt de l’horizon, très blanc comme posé dans un creux encadré de montagnes. Un large circuit autour du terrain pour repérer la manche à air. On a même soigné notre atterrissage en allumant un feu dont la fumée horizontale nous indique la direction du vent. L’avion pique au sol et exécute un atterrissage impeccable à 8 h. Nous roulons jusqu’aux alvéoles, sorte de murs à quatre faces, où les avions peuvent être arrimés et protégés des vents de sable. Ces alvéoles remplacent les hangars sur bien des terrains du Sahara. Sitôt le moteur coupé, je saute de la carlingue un peu assourdi par ces deux heures et quart de vol. Le temps de me dépouiller de mes effets de vol et je serre la main du Capitaine Robitaille qui m’attend avec une voiture sur le terrain.
           Ces missions que j’accomplis ainsi m’obligent à des études psychologiques intéressantes : dans chaque nouvelle garnison, dans chaque poste, partout où me dirige mon ordre de mission, je sais d’avance à qui je vais m’adresser, c’est « untel » que je n’ai jamais encore vu, mais que je connais bien par relations épistolaires ou officielles de service. J’ai lu maintes fois sa prose dans mon bureau d’Alger, je connais sa façon de rédiger un rapport, de présenter une demande, de défendre son point de vue, sa signature, plus ou moins caractéristique suivant les individus, je l’ai vue cent fois au bas des « papiers », lui-même j’ai fini par le connaitre moralement et physiquement. Si c’est un grand chef, un général, un colonel, on me l’a dépeint car beaucoup l’ont connu au Maroc, en Algérie, ou ailleurs. Je connais, ses qualités, ses défauts, ses travers. Si c’est un commandant ou un capitaine, les camarades qui l’ont fréquenté autrefois m’ont raconté sur lui maintes histoires... Aussi à chaque étape de ma route, quelques instants avant de rencontrer X ou Y pour la première fois je me suis fait sur son compte une « opinion ». Cette opinion est parfois concordante avec mes propres sentiments, et parfois aussi, souvent dirais-je, discordante : on ne juge bien les individus que par soi-même. Cette digression je l’écris afin de mieux parler du Capitaine Robitaille Commandant la Cie Auto du 1er Étranger. Celui-là, il est célèbre dans les «Bureaux» et ailleurs. J’ai donc sur lui une opinion préconçue. Que vaudra-t-elle au contact ? On me l’a dépeint autoritaire, très entier, un peu « bluffeur », et volontiers en dehors de la « règle » et des sacro-saints BO (lisez : bulletins officiels qui régissent toute l’organisation de l’Armée), mais réalisateur hors pair et chef de premier plan.
           Je saute donc de la carlingue et le Capitaine Robitaille qui m’attend me serre la main. Impression physique ! c’est un homme de corpulence assez forte, d’apparence assez mûre, le visage orné d’une barbe carrée, les yeux énergiques. Il m’emmène dans sa voiture saharienne et de suite nous devisons.
          « Mon Commandant, me dit-il, vous arrivez pour la Fête de Camerone. Cela ne nous empêchera pas de parler service, mais je suis heureux que vous puissiez également voir comment se comportent un jour de fête ces fameux légionnaires du bled ». Nous arrivons au Poste. J’avoue qu’à partir de ce moment tout ce que je vois, tout ce que j’entends me sidère littéralement. Tout d’abord Tabelbala, c’est un bled perdu dans un lieu vraiment déshérité en plein Sahara. Or j’ai devant moi non pas des baraquements quelconques en toube et en torchis, mais d’immenses bâtiments de pierre, surmontés de coupoles demi sphériques toutes blanches d’un effet « écrasant ». Robitaille me conduit d’abord au quartier des officiers : logements somptueux, le mot n’est pas trop fort, où le Capitaine m’installe dans ses propres appartements. Ceux-ci comprennent, un bureau orné de meubles, tapis et tentures marocains, une chambre à coucher installée avec luxe et avec goût, un cabinet de toilette ultra moderne avec lavabo, bidet (qu’on m’excuse de ces détails) signés Porcher, petite piscine-baignoire de plein pied en carrelages-mosaïques blanches, le tout avec eau courante ! Mon émerveillement redouble (mais je ne le laisse pas paraitre) lorsque le petit déjeuner m’est offert dans une vaste salle à manger sombre et fraiche avec bar-américain attenant. C’est plus fort que la grotte d’Antinéa ! Comment ce diable d’homme a-t-il pu réaliser tout cela ? Car c’est Robitaille qui a tout conçu, tout construit, là où autrefois il n’y avait rien.
           Ma surprise n’est pas finie. Le temps de faire un bout de toilette, je suis dehors. La compagnie est rassemblée sous les armes, légionnaires impeccables en toile kaki, casque colonial et épaulettes rouges. J’assiste à la prise d’Armes traditionnelle du 30 avril qui rassemble ce jour là sous tous les cieux du vaste monde, les 20.000 Soldats de la Légion. C’est l’anniversaire de Camerone ! Au centre du carré de ses troupes le Capitaine fait présenter les armes. Un lieutenant se détache et à haute voix donne lecture du récit du combat fameux où la 3ème Cie du Régiment Étranger, commandée par le Capitaine Danjou à l’effectif de 63 hommes se dirigeant sur Puebla fut attaquée par 2.000 mexicains. Après 8 h d’un combat sans merci, tous les officiers et gradés ayant été tués ou blessés, les survivants mourant de soif, n’ayant plus de cartouches, s’élancèrent à 15 à la baïonnette pour s’ouvrir un passage. La voix du jeune lieutenant résonne haut et clair : « La dalle qui recouvre leur tombe à l’endroit même du combat porte cette épitaphe :
           Ils furent ici moins de soixante, opposés à toute une armée, la masse les écrasa, la vie plutôt que le courage abandonna ces soldats français, le 30 avril 1863 ».
          Émouvante cérémonie au possible. Mes regards se portent sur ces légionnaires, sur ces « mercenaires », impeccables au garde à vous, sur ce Capitaine et son Lieutenant, sabre au clair au centre du carré. Pas d’autre témoin que moi-même... Criera-t-on jamais assez haut la magnifique leçon d’idéal qui se dégage de tous ces gens là ? Du bluff ? allons donc ! On ne bluffe pas au Sahara, à plus de 1.500 km de la vie civilisée !
           Les rangs une fois rompus, le Capitaine m’emmène faire le tour de son fief. Avec la seule main d’œuvre de ses légionnaires et quelques crédits minimes par rapport au résultat obtenu, il a extrait de la montagne toute proche la pierre à bâtir, de superbes blocs de grès rose, il a fabriqué des centaines de briques de boue séchée, il a construit et il a achevé de construire d’après un plan grandiose le plus magnifique casernement qu’il m’ait jamais été donné d’admirer. Des chambres de troupe, des chambres de sous-officiers, un foyer du légionnaire vaste salle de théâtre, une coopérative abondamment garnie, un frigidaire, des caves profondes et froides où se conservent denrées périssables et fûts de bière (de la Münich !), un comptoir de vente à crédit pour ses hommes avec machine à compter perfectionnée qui évite les excès traditionnels des légionnaires en fin de quinzaine jour de paie, puisque chaque homme peut consommer chaque soir ce qui lui plait en débitant son compte particulier. Un groupe électrogène qui distribue partout l’électricité, un château d’eau central avec pompe électrique qui puise l’eau dans une nappe souterraine à plus de 30 m de profondeur et la refoule sous pression dans les canalisations du camp.
           Mais ceci n’est rien. Il faut voir et admirer l’installation technique de son unité motorisée. Ateliers de réparation auto avec machines-outils, tours, perceuses, fraiseuses, ateliers en fer et en bois, hangars aux voitures où s’alignent les camions, les voitures sahariennes, les camions-citernes à eau et à essence etc. etc... Ce matériel réglementaire lui est bien entendu fourni par l’armée. Mais son entretien et sa mise en valeur sont remarquables, étant donné le pays, où le sable est un ennemi public. Et partout « The right man in the right place ». À l’atelier de dessin notamment je trouve un caporal penché sur des épures. « Mon dessinateur ! » me dit Robitaille et dehors il ajoute « C’est un ancien élève de l’École Centrale, condamné pour abus de confiance et qui est venu se réhabiliter à la Légion. C’est un as. Je l’ai emmené avec moi l’hiver dernier au cours de notre randonnée en Mauritanie, où ce fut «très dur». Il s’y est comporté remarquablement. À l’atelier ce sont des allemands ou des russes mécaniciens de profession, électriciens consommés qui fournissent un labeur incessant et un travail de qualité. « Comparez avec des ouvriers civils, me dit encore le Capitaine, ceux-ci ne gagnent que leur solde de soldat de 2ème classe ! »
           Mais ce n’est pas tout. Je visite la porcherie : 60 cochons. Un superbe verrat, des truies maternelles, de nombreux petits porcelets... Je visite la basse-cour : 70 poules, poulets, poussins... et même des canards... Je visite l’étable : des vaches (oui au Sahara) des veaux, des moutons, des chèvres. Je visite la boulangerie où un légionnaire demi nu termine sa fournée devant deux fours de campagne aménagés. Je visite enfin le jardin potager: à force d’irrigation sous ce ciel brûlant, Robitaille fait pousser dans le Sahara des légumes : salades, choux, artichauts. J’en reste muet d’ahurissement. Et tout cela n’est pas un rêve ou un « bobard », je l’ai vu, de mes yeux, vu. Alors à part moi, je m’incline : si Robitaille s’assied parfois un peu trop cavalièrement sur les BO, que Mr «Lebureau» lui f... la paix. C’est un réalisateur et cela doit suffire.
           Nous revenons au centre du camp pour assister cette fois en guise de détente aux divertissements offerts par ses légionnaires. Lutte à la corde, combats à coup de polochon au sommet d’une poutre, joutes à la lance, passage en wagonnet sous un bidon rempli d’eau qui se renverse sur les acteurs, concours de grimace... Éclats de rire, joie délirante, c’est la grande détente de tous ces grands enfants dont chacun cache dans son passé un « mystère » dont on ne lui a jamais demandé de rendre des comptes.
           C’est enfin l’apéritif offert par le Capitaine à toute la Compagnie. Au foyer du légionnaire tous les hommes sont assis, groupés par tables disposées en fer à cheval. Le Capitaine m’invite ainsi que les officiers présents, Commandant Pradelle, arrivé hier par la piste de Béchar, le Lieutenant Layrisse des Affaire Indigènes, le Lieutenant Guignot cyrard de la Mangin, venu du poste de Zegdou (Maroc) situé à 150 km, à prendre place à la table d’honneur. Et l’apéritif est servi à tous, payé par le Capitaine. Les légionnaires se distinguent. L’un d’entre eux nous sert une séance de prestidigitation, quatre autres (des russes) chantent les chœurs fameux de leur pays. Parmi ceux-ci je distingue un sergent-chef au faciès extraordinairement énergique, aux pommettes sculptées, la poitrine ornée de nombreux rubans et croix d’ordres russes. « Celui-là, me dit le Capitaine Robitaille, c’est Conradi, ex Capitaine de l’Armée russe, titulaire des plus hautes décorations de son pays, condamné à mort par les soviets, « exécuté » avec vingt de ses camarades, seulement blessé, rescapé et évadé, réfugié en Suisse, attendant longtemps sa vengeance, la trouvant enfin en abattant de deux balles de revolver (une au cœur, une à la tête) un haut fonctionnaire des soviets à Lausanne en 1923, échappant à la justice, engagé à la Légion Étrangère, Caporal, Sergent, Sergent-chef, candidat à Saint-Maixent, reçu brillamment, mais son entrée à l’École interdite par ordre du gouvernement français, désabusé et découragé depuis, ce qui l’incite à boire dans ses coups de cafard. Malgré ses grosses qualités je suis obligé de le surveiller à ce sujet ».

Le Potez 25 type TOE
Tabelbala Capitaine Robitaille,
2ème à gauche

30 avril 1936
Le sergent-chef Condari, ex capitaine de l’armée russe
Les hangars
Procès du bolchévisme à Lausanne
1er Régiment Étranger

À l’issue de l’apéritif le Capitaine Robitaille se lève et prononce ces paroles : « Mes Commandants, vous avez devant vous mes légionnaires. Voilà ces gens que beaucoup, ignorent et confondent avec je ne sais quelles hordes de criminels ou de débauchés. Que de mensonges extraordinaires n’a-t-on pas fait courir sur leur compte en d’innombrables livres ou articles tendancieux. La réalité est à la fois simple et plus belle. Ce sont avant tout de beaux soldats. Tout ce que je leur ai demandé jusqu’ici ils me l’on toujours donné sans hésitation et sans murmure. Mes légionnaires ! je vous demande encore une fois de prêter serment de faire dans l’avenir comme par le passé tout ce que je vous demanderai ! » Ces paroles prononcées d’une voix forte produisent sur l’auditoire (officiers compris) une émotion intense. Je contemple cent regards braqués sur nous. Un grand silence. Et tout à coup un légionnaire s’écrie : « Un ban pour le Capitaine ! » Un triple ban battu par les légionnaires résonne dans la salle empoignée. Un caporal, le fameux élève de Centrale, se lève, parcourt les bancs des hommes et revient se placer au « Garde à Vous » face aux officiers et s’écrie à son tour : «Mon Capitaine ! vous pouvez compter sur nous ! Le serment est fait !»
           Voilà le spectacle magnifique dans sa grandeur et sa simplicité que m’ont donné, simple témoin que j’étais, ces militaires de carrière faciles à commander à condition d’avoir des chefs qui les aiment et les comprennent. Voilà la façon dont ces mercenaires manifestent leur attachement sans bornes à ceux qui leur portent un intérêt passionné. Voila ce que peuvent en obtenir leurs gradés, véritables apôtres du grand devoir, qui considèrent dans leurs unités d’élite, véritables monastères militaires, le travail et l’ordre comme des vertus cardinales. La séance est levée.
           Il est temps d’aller déjeuner. Avant de se rendre à la popote des officiers, nous passons par les cuisines de la troupe où nous goûtons les plats appétissants d’un menu exceptionnel dont le lecteur pourra lire ci-contre le détail. Je pense qu’il sera édifié sur l’abondance et la qualité des plats s’il veut bien se souvenir que la plupart des mets ont été préparés avec les produits maison de la porcherie, de la basse-cour, de l’étable ou du jardin potager sahariens !
           Je passe rapidement sur notre déjeuner à la popote des officiers. Splendide salle à manger, table ornée, repas de choix avec vins de toutes provenances. Le Capitaine nous a particulièrement soignés. Son « boy », petit métis, mi nègre, mi arabe, âgé d’une douzaine d’années, tout habillé de blanc et fort bien dressé (enfant perdu recueilli par Robitaille) vient lire le menu et s’en acquitte fort bien avec une légère pointe d’accent. Il n’oublie pas le traditionnel « Bon appétit mes Commandants, bon appétit mon Capitaine, bon appétit Messieurs ! » Après le déjeuner c’est la sieste obligatoire car au dehors le soleil tape dur et l’air est brûlant. On enregistre parait-il jusqu’à 50° l’été à Tabelbala. Nous en sommes fort heureusement encore loin à cette époque. Je m’endors rapidement et me réveille... vers 17 heures ! Je sors prendre l’air et j’aperçois le Capitaine Robitaille qui vient comme moi de se réveiller, demi nu, se plongeant dans la petite piscine qu’il a fait construire au centre du jardin des officiers. Je n’hésite pas une seconde et je fais comme lui, bientôt suivi des Lieutenants Boureill et Guignot. Tour à tour, car la piscine n’est qu’un bassin de dimensions restreintes. Nous nous plongeons dans cette eau bienfaisante et nageons en cercle comme des poissons dans un bocal ! Sitôt sortis sitôt séchés. Le temps d’enfiler nos pantalons et vareuses de toile, nous consacrons deux heures au travail, le Capitaine, le Commandant Pradelle et moi même.
           Le dîner nous réunit tous de nouveau à la salle à manger. Nous laissons libre cours à nos souvenirs, et au champagne final j’exprime au maître de céans mes remerciements pour le magnifique souvenir que j’emporte de ces minutes trop brèves passées au milieu de la Légion motorisée. Nous nous retirons pour la nuit chacun dans nos appartements. J’ai déjà, dit que le Capitaine Robitaille m’avait cédé sa chambre. En dehors des tapis marocains et des peaux de gazelle qui l’ornent, je note suspendu à la muraille au dessus du grand lit de fer, une tête de christ en relief, douloureuse et expressive au possible. Allongé dans les draps je tends machinalement la main vers la table de chevet pour y chercher un livre : c’est « La Réponse du Seigneur » le dernier roman d’Alphonse de Châteaubriant, qui voisine avec un petit volume de maroquin noir : « L’Initiation de Jésus Christ ».

           Vendredi 1er mai. De Tabelbala à Béni-Abbés, par Colomb-Béchar. L’ordonnance légionnaire du Capitaine Robitaille me réveille à 5 heures. Je dois rentrer à Béchar par la voie des airs. Un café rapidement pris et je retrouve Robitaille et son adjoint le Lieutenant Boreill, debout m’attendant. Tous deux m’emmènent au terrain d’aviation où je retrouve mon pilote et le Potez 25. La météo vient d’arriver. Le bulletin annonce « un vent assez violent par rafales à 20 km ». Le ciel présente en effet une teinte blanchâtre très plombée, caractéristique dans le désert du « vent de sable ». Ne croyez pas en effet qu’au Sahara le ciel soit communément d’un bleu limpide. Une sorte de brume épaisse qui noie les horizons est la plupart du temps la règle. Cette brume n’est pas le témoin du monde constituée par de la vapeur, inexistante sous un soleil brutal. Ce halo blême et livide, indice de mauvais temps, n’est autre que la fine poussière de sable en suspens sur le Sahara que ne balaient jamais les pluies mais toujours le vent. Le soleil qui monte à l’horizon n’est ce matin qu’une boule opaque. La lumière matinale s’estompe pareille à un clair de lune fantastique, incapable de transpercer tout à fait les nuages de microscopique poussière de sable, blanche dans le ciel comme la cendre d’un bûcher. Pendant que l’avion est tiré hors de son alvéole et que Haag et moi nous nous équipons, Robitaille me fait observer que je vais peut-être trouver une route « bouchée » et qu’il serait plus prudent d’attendre. Je prends note de son avis, mais il me faut rentrer au plus vite à Béchar si je veux continuer mon programme. J’avise simplement mon pilote que si le temps ne s’éclaircit pas en route, nous reviendrons, en cas de nécessité à Tabelbala. L’hélice est lancée et crée de violents nuages de sable qui aveuglent. Un adieu rapide aux officiers de la Légion. J’embarque aussitôt. Les cales sont enlevées. « À Dieu vat » ! Nous sommes partis aspirés vers le ciel arrachés de la terre saharienne, abandonnant sous nos ailes Tabelbala et ses coupoles blanches, petites taches qui s’estompent rapidement.
           Nous volons à basse altitude car l’horizon visible se ferme de tous côtés dans le halo blanchâtre. 20 km de visibilité... en effet... pas plus, et en avion ce n’est guère, surtout lorsque je répète en moi-même « 350 km ». Il ne s’agit pas de perdre la piste de vue. Nous avons le vent debout et très violent. Notre avion est freiné considérablement dans sa marche et dès le départ nous sommes passablement tabassés dans des remous qui nous pompent et nous plaquent alternativement. Le soleil sur ma droite ne se décide pas à sortir de sa gaine grisaille. L’erg Er Raoui est invisible noyé dans le voile. Je compte les minutes qui s’écoulent lentement, trop lentement à mon gré, car les coups de tabac se multiplient. Bah ! la piste défile tout prés de nous. Nous ne sommes qu’à 300 m d’altitude. Les redjems sont là. Je marmonne pour faire passer le temps « suivez le redjem ! » À la corne NO de l’erg nous jetons un paquet de lettres sur le camp Négrier. Je vois des silhouettes courir et se précipiter. Nous abordons la Hamada. Sur cette immensité et loin de la dune de l’erg, la visibilité grandit l’horizon s’élargit, le ciel devient d’un bleu plus profond. Allons tout va bien, nous passerons ! Il n’y a plus qu’à méditer en laissant défiler les heures... Je scrute vers le nord, rien, le néant... Je laisse passer les quarts d’heure et je rescrutre vers le nord, rien, le néant. Quand donc apparaîtront à l’horizon les monts de la région d’Abadla ? Que c’est long le désert ! Enfin les voici... Mais le vent qui nous stoppe semble nous suspendre indéfiniment au même point. Abadla défile... puis les plateaux tabulaires. Les remous recommencent et me donnent (l’avouerai-je) la nausée. Béchar apparaît de loin, car le ciel est de plus en plus dégagé. Voici Kenadsa sur la gauche, puis la palmeraie immense. À 8 h 45 c’est l’atterrissage. Nous avons mis cette fois 2 h 45, une demi heure de plus qu’hier pour rentrer au bercail.
          À peine à terre et après avoir remercié mon pilote, je bondis en auto à l’État-Major du Territoire. J’ai un projet en tête. Pousser vers le sud au delà de Béni-Abbés jusqu’à Adrar et rentrer à Alger par le Territoire de Ghardaïa en faisant le tour complet de grand erg occidental. Une huitaine de jours encore... ce dont je peux disposer, suivant la permission que m’a accordée au départ d’Alger mon Chef d’État-Major le Colonel Le Brun.
           Je rédige en toute hâte un télégramme pour Alger car ma mission ne m’accréditait pas pour le Territoire de Ghardaïa par lequel je passerai et qui est commandé par le Colonel Bertschi, homme réputé comme très pointilleux. Il ne s’agit donc pas pour moi d’arriver tout de go sur son Territoire sans avoir une autorisation dûment estampillée de mon Chef d’État-Major. Après quoi, sans attendre la réponse que je sais devoir être favorable, j’organise mon départ. Le Territoire de Béchar me fournira la voiture militaire pour rejoindre ce soir à Béni-Abbès l’autocar de la Société civile « La Transsaharienne » qui assure chaque semaine (d’octobre à fin mai) la traversée complète du Sahara, de Colomb-Béchar à Gao et Niamey sur le Niger. Le car est parti ce matin. Je le rattraperai à la course et je fais aviser télégraphiquement de me réserver une place à partir de Béni-Abbès. Déjeuner en vitesse et me voila reparti à 13 h dans une PG 5 (voiture Renault spéciale du Sahara) conduite par un soldat indigène. Je refais pour la deuxième fois l’itinéraire de Béni-Abbès par Taghit où je ne m’arrête pas. Aucun fait notable à signaler. Tout marche à souhait et j’arrive à la tombée du jour à Béni-Abbés. Je retrouve le Capitaine Paris Chef de Poste qui me communique la réponse favorable du Colonel Le Brun. Je suis désormais en règle. Ma conscience est tranquille. Je retrouve à Béni-Abbès ma chambre du 26 avril au bordj militaire. Accompagné du Capitaine Paris je vais reconnaître le car de la « Transsaharienne » arrivé peu de temps avant moi. Je prends contact avec son conducteur. Ma place a bien été retenue. Nous partirons demain matin à 3 h pour Adrar. J’achète un repas froid, car il ne faudra plus compter demain que sur nos seules ressources. Puis nous revenons chez le Capitaine qui m’a fort aimablement invité à dîner à sa table. Le repas a lieu dehors en compagnie du Capitaine et de Madame Paris et de leur jeune fils de six ans. Mes hôtes me racontent avec force détails le séjour récent il y a deux mois, de la mission cinéma-topographique « Léon Poirier » venue à Béni-Abbès, tourner les principaux épisodes du film « L’Appel du Silence » consacré à la gloire du Père de Foucauld. J’apprends ainsi que Léon Poirier a vécu la vie du Père dans ses moindres détails avec une telle ambiance morale que le grand cinéaste interdisait à l’acteur Yonnel qui incarnait la figure du Saint, toute conversation « légère », voire même tout propos qui n’eut pas été de circonstance. Léon Poirier et sa femme qui l’accompagnait, sont parait-il, deux mystiques, deux chrétiens fervents. Le film qu’ils ont réalisé, doit être en conséquence une grande œuvre française et chrétienne. Ils ont droit de ce fait à toute notre reconnaissance. Le Capitaine Paris et bon nombre d’officiers sahariens y ont figuré dans plusieurs scènes et de l’avis unanime, le film ne peut-être que très réussi.

           Samedi 2 mai. De Béni-Abbès à Adrar. (413 km). Réveil très matinal : 2h du matin. Le Chaouch (domestique) du Capitaine Paris m’apporte le café, boucle mes valises et les emporte dans la nuit. Le car de la Transsaharienne est en attente au carrefour principal de Béni-Abbès, au bas de la colline du bordj. Ses phares allumés guident mes pas dans l’ombre. Je prends contact avec le chauffeur qui m’attend. Mes bagages sont hissés sur le toit du véhicule et à 3 h nous démarrons dans l’obscurité la plus absolue. Une courte description du car, de son conducteur et des voyageurs qui vont faire route avec moi vers le sud, est nécessaire. Le car est un très beau modèle « Renault » spécialement aménagé pour le service au Sahara et les longues traversées du service régulier qui s’effectue dans ces pays tropicaux : Sud-Oranais, Tanezrouft et Niger. Carrosserie remarquablement suspendue, amortissant tous les écueils de la piste, entièrement peinte en blanc à l’extérieur, dotée de sièges individuels à l’intérieur, montés eux-mêmes sur ressorts à boudins et légèrement inclinés vers l’arrière, avec oreillers sous la tête du voyageur, ce qui permet de dormir le cas échéant. Deux places à l’avant à côté du chauffeur. Ces deux places ne sont pas les meilleures, à cause de la chaleur du moteur. Quatre places immédiatement derrière, les plus confortables. Puis une succession de sièges jusqu’à l’arrière du véhicule qui constitue en quelque sorte les deuxièmes classes. Le car est percé de hublots circulaires comme ceux des navires. Toutes les vitres sont teintées d’un bleu léger, tamisant la lumière trop crue du soleil saharien. Ces vitres sont amovibles dans le sens latéral et permettent une aération suffisante. Des réservoirs d’essence, des réservoirs à eau, des vivres de conserve, le tout nécessaire pour permettre en cas de panne dans les lieux déshérités, de tenir avec les seules ressources du bord pendant une quinzaine de jours pour tous les voyageurs. Car il ne faut pas oublier que pour se rendre au Niger, ces cars affrontent la fameuse traversée du Tanezrouft, le grand désert de la « soif » qui comprend de Reggan au Soudan un parcours d’environ 700 km absolument déserts, uniquement coupés par le célèbre « Bidon V » où vit en permanence un seul gardien indigène. Les conducteurs de la « Cie Générale Transsaharienne » ne sont pas des « Mazettes » comme vous pouvez le croire. Ce sont des as, triés sur le volet, le nôtre est un jeune, très doué physiquement et aussi intellectuellement. Il en est à sa 35ème traversée du Sahara et les souvenirs de ses randonnées qu’il me confie sont des plus captivants. Nous sommes, à part lui, quatre voyageurs, inégalement répartis dans la voiture. J’occupe une place derrière le chauffeur. À sa droite et au premier rang, un européen, un Suisse de Lausanne, reporter en quête de réclame pour le compte de journaux suisses et américains, qui se rend à Reggan, et dont l’ignorance et la naïveté en matières africaines et sahariennes sont à faire « bêler » d’ahurissement... ou de commisération. J’aurai l’occasion d’en reparler. Je pense à part moi, avec le sourire, aux élucubrations fantaisistes que ce « journaleux » pourra pondre dans ses papiers de retour en Suisse ! Il y a de quoi frémir en pensant aux informations destinées au grand public rédigées par des enquêteurs venus sur place. Ce n’est pas en quelques heures, voire même en quelques jours que l’on peut connaître un pays si l’on n’a pas auparavant travaillé la question par l’étude de sa géographie, de son histoire et des mœurs de sa population. Notre Suisse est d’ailleurs affublé d’un accoutrement « à la Tartarin ». L’inévitable casque colonial qu’aucun méhariste du désert n’a jamais porté, une chemise Lacoste élégante... une culotte de toile blanche et des bottes noires... alors que le large pantalon de toile (séroual) et les sandales (naïls) de cuir sont les seuls appropriés au climat de ces régions. En plus de ce brillant reporter (j’ajoute qu’il porte des moustaches à la « Vilain »), nous charrions deux indigènes modestement relégués dans le fond du car : deux jeunes arabes de noble extraction, étudiants maraboutiques qui regagnent la ville sainte de Kersaz.
           Nous roulons donc dans la nuit totale et les phares de notre voiture éclairent seuls les redjems de la piste. Le reporter a essayé dès le départ de lier connaissance... Il m’a fait un salut accompagné d’un sourire obséquieux (toujours à la Vilain !). Il m’a demandé : « Vous allez à Reggan ? » Je lui ai répondu : « Non à Adrar ? » et comme sa bobine me déplaît, j’ai fermé les yeux et fait le simulacre de dormir. Alors pour se donner une contenance il s’est armé d’une petite lunette photographique pour calculer les temps de pose et s’est mis à viser d’un œil la piste qui défile dans la nuit d’un air très absorbé. Je me demande ce qu’il peut bien en conclure. Puis il s’est assoupi négligemment... Il n’y a d’ailleurs pour le moment rien d’autre à faire. Notre chauffeur conduit son engin avec maestria et les minutes s’écoulent. Les premières lueurs de l’aube apparaissent peu à peu. Vers 4 h 30 le jour grandit. À 5 h le soleil se lève embrasant l’horizon. Jusqu’ici nous n’avons roulé qu’en terrain plat. Nous abordons alors la piste dite de « Lagardette » très accidentée en territoire montagneux, rocheux à souhait. De nombreux virages assez brusques, de fortes montées et des descentes rapides. Elle emprunte une succession de couloirs bordés de falaises, d’éboulis et de collines de couleur noire sur une longueur totale d’environ 120 km. Nous rejoignons tout à coup une agglomération d’êtres humains : c’est une équipe de travailleurs de piste, ramassis d’indigènes dépenaillés de tout acabit sous la direction d’un chef de chantier européen. Une halte pour nous permettre une détente salutaire. Dehors il fait froid. Je me secoue un peu : les nuits dans le désert sont très fraîches et pour l’instant je suis transi. Un indigène nous apporte un café chaud. Le reporter s’agite, se multiplie et prend maints clichés avec son « Leica ». Nous repartons. Le soleil monte et avec lui la température. La nature prend sous ses coups de pinceaux des effets de lumière très changeants que je ne cesse d’admirer. Aux environs de Kersaz nous stoppons et déposons sur la piste nos deux jeunes indigènes. C’est leur terminus. Nantis de leurs valises ils s’éloignent à travers le bled pour gagner Kersaz, que la montagne et la dune nous masquent, où ils vont étudier la théologie coranique.
           Au delà de la Saoura desséchée, le Grand Erg apparaît dans toute la majesté de ses sables d’or. Nous poursuivons l’étape en terrain plat sur le plateau qui domine la vallée de la Saoura. À l’horizon se profile soudain une voiture venant en sens inverse au milieu d’un nimbe de poussière. Les deux voitures s’arrêtent à même hauteur. J’ai reconnu une « saharienne » de la Section d’Autos Spéciales de Béchar. C’est le Lt Colonel Le Pivain accompagné du Lieutenant Bravelet que nous saluons à ma grande surprise. Le Colonel est parti de Béchar depuis deux jours, en tournée d’inspection de ses travailleurs de piste dont il est le grand directeur. Rencontre imprévue de part et d’autre. Nous bavardons quelques instants et après des souhaits mutuels de bon voyage nous nous séparons. Une demi heure après, nouvelle rencontre inopinée, je n’aurai pas cru la piste si fréquentée ! C’est le car, fidèle jumeau du nôtre, de la Cie Transsaharienne qui revient du Niger. Échange de nouvelles. Il y a parmi les passagers un administrateur du Niger qui part en congé en France, avec sa femme... une splendide négresse. Autre détails : sur le toit du car, se trouve une cage avec un jeune lionceau. Il n’en faut pas plus pour allécher notre reporter qui grimpe sur le véhicule par sa petite échelle arrière afin de prendre un cliché de l’animal.
           Les occupants du car venant de Niamey nous apprennent une tragique nouvelle concernant « Bidon V ». Vous savez que Bidon V est perdu au milieu du Tanezrouft, cette effroyable étendue de la soif, à plus de 500 km de toute vie humaine, animale ou végétale. Mais savez-vous pourquoi il fut créé et pourquoi l’on a donné un tel nom à cette base de ravitaillement unique au monde ? En 1923 une expédition organisée pour reconnaître l’itinéraire direct entre l’Algérie et le Soudan décidait à son voyage de retour, de placer des bidons vides, tous les 50 km, à titre de premier balisage, depuis Tessalit, dernier point d’eau habité du Soudan. Ainsi furent crées Bidon 1, Bidon 2, Bidon 3, etc... La traversée du Sahara s’annonçant possible par la voie du Tanezrouft, on envisagea, quelques années plus tard, afin de simplifier plus encore cette traversée, de créer un point de ravitaillement coupant la région désertique entre Reggan et le 1er Poste du Soudan et c’est ainsi qu’un dépôt d’essence et d’eau fut déposé un jour à Bidon V. En 1930 on y créa un campement provisoire muni de la TSF. Bidon V devint alors célèbre... Et depuis 1930, Bidon V prit chaque année de l’importance. En novembre 1930, un distributeur d’essence auto fut placé, ainsi que deux carrosseries de voitures couchettes devant servir d’abri et que le voyageur est heureux de trouver pour se reposer de ses fatigues. En janvier 1934, un distributeur pour avion fut installé à Bidon V, sur le terrain d’aviation... de dimension illimitée qui servit à la croisière aérienne du Général Vuillemin. Enfin en avril 1935, est inauguré en ce lieu le fameux Phare Général Vuillemin, de 32 m de hauteur, dont la portée la nuit est de 100 km de rayon par temps normal. Or Bidon V est habité en permanence ! C’est à dire qu’un gardien indigène y vit seul d’octobre à mai, effroyablement seul, relevé et remplacé de temps à autre. Je ne sais plus au juste la durée de sa garde. On a parait-il, trouvé des volontaires pour cet emploi peu banal, mais gros de dangers comme vous allez en juger. Le 1er gardien de Bidon V a été retrouvé un jour mort de soif. Il avait commis l’imprudence de vendre à des passagers (avec bénéfice) une partie de la réserve d’eau qu’il détenait. Mais le car régulier qui devait le ravitailler au passage à quelques jours de là n’arriva, pour cause de panne, qu’avec un retard sérieux sur l’horaire. Le malheureux qui avait épuisé toute son eau ne présentait plus qu’un cadavre desséché. Le 2ème gardien qui lui succéda n’eut guère plus de chance. Il fut frappé dans son terrible isolement de folie furieuse dont il trépassa. Le 3ème, le tenant actuel du titre, d’après la relation qui nous est faite, a été trouvé mort également, ces jours-ci, carbonisé cette fois, prés du dépôt d’essence embidonnée. Imprudence, sans doute, de sa part, dont les détails resteront à jamais ignorés. La Cie Transsaharienne trouvera-t-elle désormais un 4ème volontaire ? C’est le sujet de toutes les conversations.
           Plus loin encore nous faisons halte sur le plateau qui surplombe la Saoura. Une vieille masure à demi ruinée abrite quelques indigènes qui viennent nous saluer avec respect, nous serrer la main et nous distribuer force « salamalecs ». C’est Timmoudi. Un bon vieux nous prépare incontinent un thé à la menthe que nous absorbons dans de minuscules petites tasses. Ce vieux gardien indigène, salarié de la Transsaharienne, est un ancien moghazni (soldat). Je lui distribue ainsi qu’à ses comparses quelque monnaie. Il me baise presque les mains et me fait au départ le salut militaire. Le reporter ne se tient plus de joie, devant une telle ambiance locale et multiplie les clichés. Il photographie les tasses de thé, il photographie le sable de la piste, les cailloux, le capot de la voiture, il me photographie ainsi que notre chauffeur sous tous les angles !... Sapristi, je vais passer à la postérité dans tous les illustrés helvétiques !

Kersaz
Service
du thé
Le
reporter
Croisement des deux cars de la Transsaharienne
Celui de droite venant de Niamey
Le chauffeur, Lt-colonel Le Pivain, Lt Bravelet
Timmoudi