Jean PETIT
Chef de Bataillon
État-major du 19ème Corps d’Armée

 

Mission dans le Territoire d'AÏN-SEFRA

           Devant nous sur le rebord de la falaise qui domine la vallée de la Saoura se découpe un admirable bordj semblable à un château fort moyenâgeux et les maisons d’un ksar en toube séchée marron chocolat. Le Grand Erg nous offre également un superbe panorama de vagues de sable orangé miroitant sous le soleil dominé par la silhouette inviolée de la dune. Le voyage se poursuit et la chaleur grandit si rapidement que les hublots ne nous envoient bientôt plus à l’intérieur du car qu’un vent sec et brûlant. La fraîcheur a totalement disparu. Contraste saisissant avec la nuit. La réverbération solaire tape dur, comme un coup de trique. Je n’avais pas encore ressenti depuis mon séjour dans le sud une telle sécheresse atmosphérique. Vers midi nous nous arrêtons sur la piste en plein bled pour déjeuner. Notre chauffeur installe le long et à l’ombre du car une toile de tente en guise d’abri. Mais il y fait tellement chaud et le sable léger est tellement insinuant que nous préférons manger notre repas froid à l’intérieur de la voiture. Grand silence de la nature déserte et surchauffée. Nous devisons tous trois et notre chauffeur ajoute : « Ceci n’est rien ! Qu’est ce que je vais prendre demain et après demain dans le Tanezrouft ! » Avec la chaleur oh combien communicative des banquets, la glace est définitivement rompue (elle le serait à moins) entre le reporter et moi-même. La conversation ne roule bien entendu, que sur l’Afrique. Il me demande avec naïveté si la piste est sûre et si les autos ne sont plus attaquées... Il n’a que des notions très vagues sur notre action militaire et la pacification du Sahara. Ma parole, je pourrais lui faire croire que nous sommes en plein Maroc dissident, au pays des djicheurs, ou en Afrique Équatoriale dans le pays des cannibales... Je ne suis pas très sûr qu’il sache exactement où il se trouve. J’en ai la preuve, car m’ayant demandé de lui prêter une carte, il la consulte superficiellement à l’endroit précis le plus éloigné du nôtre. Cet individu est vraiment comique. Je ne sais comment, la conversation ayant déraillé sur la « Légion Étrangère », j’en profite pour lui raconter, en le « cravatant » le plus que je peux ma randonnée à Tabelbala. Il est de ceux qui croient que la Légion est un ramassis de « bandits » sous la « chiourme ». Il ne me le dit pas, mais il le laisse deviner. Pour détruire ses illusions je lui donne à lire le « Menu » de Camerone de la Cie Auto. M’ayant demandé quels sont les étrangers les plus nombreux à la Légion ; je lui réponds : « Allemands, Italiens, et Suisses ! » Comme il en demeure tout époustouflé, j’accentue mon avantage en lui signalant à toutes fins utiles le cas du Lt-Colonel de Tscharner du 4ème Étranger de vieille noblesse suisse qui fit toute la guerre Marocaine « Au service de la France » comme ses aïeux. C’est le point final. Mon reporter que je soupçonne vaguement inféodé aux idées hitlériennes (il a un accent « Europe Centrale » très marqué), est désormais groggy et se tient coi.
           Nous reprenons notre course sur un sol très roulant, mais de plus en plus surchauffé. C’est le reg uni et total. Vers 13 h nous apercevons les premières palmeraies du Touat, moins belles et plus jaunes que celles de la Saoura par suite de l’eau plus rare. Aussi marquons-nous un arrêt à Sba, ksar indigène des plus misérables, à la population famélique, qui présente un avantage primordial, celui d’une source d’eau claire jaillissant du sol à quelques mètres de la piste. Nous descendons nous abreuver avec délices à cette fontaine limpide jaillie des sables pour y disparaître aussitôt. Une nuée d’enfants, très noirs, nous environne avec curiosité mêlée de crainte. C’est décidément un autre pays, lointain et farouche. J’ai l’impression d’avoir cette fois rompu tout contact avec les derniers vestiges de la civilisation du nord ! Plus loin, à El Guerara, une sorte de Marabout (Mausolée funèbre) sur un monticule accuse très nettement le type soudanais. Ce Marabout est entouré d’un cimetière dont les tombes sont marquées d’une infinité de pots de terre cassés ou de cailloux pointus. Le reporter qui a entendu notre chauffeur prononcer le mot « type soudanais », s’écrie avec candeur «Nous sommes au Soudan ?» Je n’exagérais pas tout à l’heure sur ses capacités géographiques. À 15 h, c’est l’arrivée à Adrar, poste militaire, construit en style soudanais, au milieu du bled immense plat comme la main. Le car s’arrête devant l’entrée de la « Casbah Servières », PC de la Cie Méhariste du Touat. Je prends congé de mon chauffeur en lui souhaitant bonne chance pour ses randonnées ultérieures. Le reporter me fait force courbettes... et je pénètre dans le Poste où m’attendent deux officiers de la Cie Méhariste : le Lieutenant Méric et le Lieutenant Montillet, (encore un de mes ex élèves de Saint-Cyr).
Un accueil charmant. Une toilette rapide et je profite de la chaleur qui décroît pour visiter tout le poste en détail. Très typique, construction entièrement en argile de couleur rouge foncé très vif, dont le crépi tout neuf enchante l’œil. Il pleut une fois par an environ à Adrar, quelque fois moins encore, aussi la construction y est-elle bon marché en édifiant de véritables châteaux de sable durci. L’ensemble de la grand’ Place, le marché et les quatre grandes portes qui s’ouvrent aux quatre coins sur le désert sont de même style et de même couleur. Je suis chez les méharistes, mais de méharis point. Les quatre pelotons qui constituent la Compagnie sont en nomadisation dans le bled, rôle normal. Certains de ces pelotons ne sont pas venus à Adrar depuis de nombreux mois. Je visite dans les magasins, les approvisionnements destinés au ravitaillement des unités : nourriture des hommes, du mil pour le couscous, du thé, des dattes séchées, de l’huile..., nourriture des chameaux : des balles de fourrages secs pressés, un mélange d’orge et de son. Chaque méhariste, (les hommes de la Cie du Touat), chaque méhariste doit pourvoir sur sa solde à l’entretien de lui-même et de sa monture. Aucun ordinaire comme dans nos unités européennes. Par conséquent rien qui puisse alourdir ces grands coureurs du désert qui battent l’estrade pendant de longs jours dans des régions absolument sauvages et vides. On m’avait dit et répété : « Si vous allez à Adrar vous serez déçu, c’est très quelconque. » Cela suffit probablement à me faire trouver, bien au contraire, une certaine allure peu banale à ce bled. Mes raisons sont les suivantes : D’abord l’immensité qui nous environne, horizon sans limites. Ensuite la rectitude absolue et toute militaire de ce Poste : un carré, des alignements sobres, une teinte rouge uniforme. Et encore pour renforcer cette impression, une absence quasi-totale de civils. Que les civils me pardonnent d’employer ce terme. Il n’est pas pour moi péjoratif dans son sens général. Mais à Adrar ils seraient « de trop » ceux qui me connaissent et qui pensent exactement comme moi, bien que « civils » me comprendront. Oui, ici, plus de civils, c’est à dire plus de mercantis, plus d’exploiteurs du sud et... plus de femmes (européennes s’entend). Adrar est trop loin, trop au sud, trop près du Grand désert pour n’abriter que des Sahariens. Enfin une équipe d’officiers méharistes de tout premier plan. Et c’est surtout de ceux-ci que je veux parler. N’est pas méhariste qui veut. Celui-ci à l’instar d’un trappiste, est un homme hors du commun, un ascète, un apôtre à sa manière. Je conserve de ma soirée à Adrar une très belle et très forte impression. Nous dînons sur la terrasse du Poste, c’est à dire sous les étoiles, dans une atmosphère d’un calme et d’une limpidité extrême. La table qu’éclairent deux lampes à pétrole est entourée par les Lieutenants Méric et de Montillet et par le Toubib un jeune médecin-Lieutenant, le Docteur Pervès. Tous trois sont des « as ». Leur conversation est sobre comme le décor. Une longue méditation, une habitude de la solitude, de la lecture, de l’étude (seules distractions pour eux) ont donné à leur esprit un tour et une profondeur que j’admire. Le Toubib qui a déjà six ans ininterrompus de Sahara et qui a vécu longtemps au Hoggar me révèle une intelligence très cultivée. Lui aussi (comme le Lt Colonel Le Pivain) est un amateur de la préhistoire. Il a constitué une collection de pierres et d’objets néolithiques qui sont pour lui une véritable « marotte ». Il correspond avec des savants, des géologues… il prépare une étude (et je crois même une thèse) sur ces questions qui le passionnent. Je m’arrache à regret de leur compagnie si attrayante pour gagner ma chambre de sable rouge aux tentures bariolées. Je monte par une petite échelle de bois sur la terrasse supérieure et dans le grand silence, avant d’aller dormir, je médite sur l’ineffable attraction de cette nuit saharienne. Exactement comme Kérillis l’a noté au cours de la 1ère traversée Algérie-Dahomey par la mission auto Gradis en 1924, je me sens assailli d’impressions profondes, d’émotions nouvelles pour moi. Et tout ce qui n’est plus le désert m’apparait maintenant lointain, lointain et misérable. Si je regarde vers le monde d’où je viens, j’ai l’illusion de voir à travers la lunette d’un astronome... Petite comme sur la carte d’un atlas, notre pauvre Europe grouillante, à côté de cette immense Afrique silencieuse. Petite notre pauvre France à côté des lambeaux sahariens que j’ai déjà entrevus ! Petites, petites surtout, minuscules, nos existences tumultueuses, nos frémissements, nos agitations, nos passions, nos colères et nos plaisirs de là-bas, vus du pays avancé devant le morne Tanezrouft, le pays de la peur et de la soif, où tous les hommes, pasteurs ou guerriers, errants pour la plupart, vivent dans un fatalisme, une résignation, un renoncement perpétuels !

           Dimanche 3 mai. D’Adrar à Timimoun. Levé de bon matin, je pars pour Timimoun, accompagné du Docteur Pervès, dans une vieille Ford du Poste conduite par un indigène Gourara. Nous sommes attendus pour déjeuner à Timimoun et n’avons que 188 km de piste à parcourir. Cette fois, j’abandonne définitivement la direction du sud pour remonter vers le nord. Notre parcours s’effectue sur un reg plat sans végétation, tantôt assez dur, tantôt assez lourd par suite du sable de la dune voisine. Ayant du temps devant nous, nous faisons quelque peu l’école buissonnière. Indépendamment d’une crevaison, le Docteur Pervès et moi-même imposons à notre chauffeur quelques arrêts forcés. Le Docteur a en effet repéré dans le bled des régions « types » où nous avons quelque chance de découvrir des pierres préhistoriques: petits tumulus noirâtres, sortes de foyers, où les nomades de tous temps ont stationné. Nous voilà tous deux partis à la découverte, penchés vers le sol, sous un soleil déjà chaud, scrutant le terrain. Nous avons la chance de tomber sur une véritable mine de cailloux taillés par la main de l’homme. Nous emplissons nos poches et ramenons notre butin dans la voiture. Plus loin, nouvelle prospection. Le Toubib entraîné par sa passion, court le bled comme un véritable méhari. Il se penche, ramasse les cailloux, les empoche, repart plus loin. Je suis obligé de le rappeler et de lui faire souvenir qu’on nous attend à déjeuner à Timimoun. Il me confesse qu’étant resté un jour en panne sur la piste pendant six heures, il avait trouvé le temps trop court, ses dépanneurs l’ayant obligé d’interrompre ses recherches très fructueuses, qui lui avaient fait parcourir douze kilomètres en plein bled ! Il n’y a pas à dire c’est un fana ! Son accoutrement est des plus pittoresques, petit béret basque, lunettes noires, boubou (veste de toile blanche saharienne très échancrée), séroual noir et pieds nus dans des sandales. Il est contraint de soutenir des deux mains ses poches emplies de cailloux à en crever ! Pendant que l’auto roule, il trie son butin, notre butin, car j’ai aussi découvert quelques pièces. Il rejette les échantillons douteux, palpe d’une main amoureuse les silex bien taillés, me signale l’authenticité des éclats etc... Mais nous sommes en retard sur l’horaire et quelques kilomètres avant l’arrivée à Timimoun vers midi trente, nous voyons une voiture venir à notre rencontre, craignant pour nous une panne intempestive. C’est le Capitaine Athenour chef du Poste de Timimoun. Présentations et excuses ! Le Toubib endosse de bon cœur toutes responsabilités. Le Capitaine Athenour qui connait son « dada » favori, le chine sans pitié.

Adrar : PC de la compagnie méhariste du Touat et la Grand’ Place
Le Docteur Pervès
Crevaison sur la piste

           Timimoun, une des villes les plus curieuses du Sahara, nous ouvre ses portes. Elle présente au point de vue architectural un grand intérêt. Elle aussi est construite en argile d’un rouge éclatant d’un style soudanais moderne très pur, dont le Capitaine Athenour (20 ans de Sahara !) a été l’un des principaux architectes. À Timimoun, autre impression, très différente encore de ce que j’ai déjà vu. Il me semble vivre cette fois à la Colonie d’Afrique Occidentale par exemple. La chaleur est étouffante et lourde. Aussi lutte-t-on par tous les moyens contre la chaleur. Le Poste Militaire où nous reçoit Madame Athenour renforce cette impression toute coloniale : pièces sombres, aux fenêtres étroites garnies de vitres de couleurs sombres rouges et bleues. Impression de fraîcheur. De grands « pankas » éventails de toile, ornent les plafonds actionnés du dehors par un fil de fer perçant la muraille, tiré en cadence par un boy accroupi et somnolent préposé à ce service. Ici l’électricité n’a point encore remplacé la main d’œuvre humaine. Nous nous mettons à table, en liant connaissance. Sans craindre de me répéter j’admire une fois de plus le « service » de ces déjeuners si hospitaliers. Nos verres, ainsi que toutes les bouteilles, sont entourés de petits linges humides et frais. La glace si nécessaire, sort du frigidaire... elle est la bienvenue. Le Capitaine et Madame Athenour sont des types bien amusants à observer. Rien de commun avec nos méharistes d’Adrar. Tous deux d’un âge déjà mûr ? Lui, ancien sous-officier. Elle, ancienne sage-femme. Leur couple, très allure de petits bourgeois, de petits rentiers retraités. Aimant leurs aises, aux petits soins l’un pour l’autre. Assez maniaques et très précautionneux. On ne croirait pas à première vue fréquenter deux blédards sahariens, mais plutôt-deux banlieusards de quelque grande ville. Et pourtant le Capitaine n’a vécu ou presque, à part la guerre, qu’au Sahara. Il en connait tous les détours toutes les traîtrises... et cela explique assez bien cette atmosphère douillette, ne laissant rien au hasard, qu’il s’est créée. Au fond c’est un sage, car ce n’est pas la témérité, mais le calcul froid et réfléchi qui a pu vaincre le désert. Le ménage est de plus d’une affabilité, et je crois aussi d’une bonté extrême. Un exemple : n’ayant pas d’enfants et le Capitaine Athénour étant à la veille de prendre sa retraite, ils ont décidé d’adopter une petite fillette de3 ans, née de père européen (officier saharien connu) et de mère indigène. Il existe en effet beaucoup de ces métis dans le sud. Je n’ai pas ici à épiloguer sur le côté moral de la chose. Elle existe c’est un fait, ces enfants s’ils étaient abandonnés seraient voués en grandissant aux pires destinées. C’est d’ailleurs le rôle des Sœurs Blanches et des Pères Blancs de les recueillir et de les éduquer en certains lieux comme El-Goléa, Ghardaïa, Ouargla. J’aurai l’occasion d’en reparler. Or le Capitaine et Madame Athenour ont recueilli, par charité, et aussi je l’ai bien senti par bonté et par amour, cette petite fille, déjà très débrouillée pour son âge (comme tous les croisements d’indigènes) aux yeux noirs et vifs, à la chevelure frisée, au teint mat. Il faut avoir entendu le ménage Athenour s’appeler mutuellement : « Papa » et « Maman » dans la conversation pour comprendre toute la beauté et toute la sentimentalité de leur acte. « Cette petite, me dit le Capitaine, nous essaierons de la sauver ». Nous la ferons élever par les sœurs et nous espérons bien qu’elle fleurira notre vieillesse ». Nous nous retirons pour la sieste. Dans le jardin du Poste orné de plantes et de fleurs exotiques, des gazelles circulent en liberté. Le Capitaine me conduit à ma chambre. « C’est la chambre du Gouverneur » me dit-il. Le Gouverneur Le Beau devait venir en effet à Timimoun il y a une semaine. Mais son voyage a été décommandé au dernier moment. J’étrennerai donc, au lieu et place de Mr Le Beau le grand lit de fer, le cabinet de toilette, le tub et tous les aménagements prévus pour un tel personnage. Vers 17 h, la grosse chaleur étant tombée, je visite le Poste, je visite Timimoun, sa grand’ place, son quartier indigène, son marché constitué par une succession de kiosques genre village nègre, édifiés à l’aide de troncs de palmiers recouverts de toits pointus en branches de palmes. Je parcours ces « souks » d’un caractère si particulier où les marchands indigènes vendent toutes sortes de produits soudanais ou locaux : récipients en peau d’antilope, tentures blanches rayées de rouge, objets de cuir de toutes dimensions et aussi de l’orge, du mil, du poivre rouge etc... Le soir descend et avant que le dîner nous réunisse tous encore une fois, le Capitaine Athenour, qui ne laisse rien au hasard organise et prépare minutieusement mon voyage du lendemain qui doit me permettre d'atteindre El-Goléa, ma prochaine étape. C’est une randonnée de 380 km que je vais entreprendre : longue étape et surtout la plus délicate, car entre mon point de départ et mon point d’arrivée, il n’y a pas âme qui vive dont je puisse attendre le moindre secours ! Aussi le Capitaine Athenour a-t-il veillé à tout. Je ferai le voyage dans la Ford avec laquelle j’ai quitté Adrar. C’est évidemment une vieille « bagnole », mais depuis le temps qu’elle roule dans le désert elle a pris l’habitude d’arriver à l’étape. Le même chauffeur indigène me conduira jusqu’à El-Goléa, mais il n’y est jamais allé, aussi le Capitaine me donne un guide, un arabe Gourara du pays qui fera partie également du voyage. Il ne sait pas le premier mot de français, mais son camarade, chauffeur,-le parle, fort heureusement pour moi. Tout le côté matériel a été prévu : vivres, essence, réserve d’eau dans la «guerba» ou peau de chèvre qui contient 10 litres. Le Capitaine m’engage à partir de très bonne heure. Mieux vaut rouler le plus possible de nuit, car le vent s’est levé, un vent de sable très chaud. Nous partirons donc demain à 3 heures, car je n’ai pas du tout l’intention de rester « sécher » dans le désert suivant l’expression consacrée dans le sud. J’ouvre une parenthèse sur le terme « sécher ». Il faut être venu personnellement dans ces pays pour en comprendre toute la force. La chaleur du désert est une chaleur «sèche» avec une hygrométrie atmosphérique absolument nulle : pas une goutte d’eau dans l’air. De plus, si les nuits sont très fraîches, la température monte dans la matinée avec une rapidité à peine croyable, pour devenir très brutale entre 11 h et 14 h. Quand le ciel est couvert l’écran des nuages préserve fort heureusement de la brûlure du soleil. Mais quand l’air est limpide, gare ! L’être humain subit à l’heure la plus chaude une véritable « cuisson ». Point de sudation de l’épiderme. Celle-ci s’évapore instantanément. On est « pompé » par le soleil. Malheur alors à celui qui s’est aventuré imprudemment sans une réserve d’eau suffisante dans le désert et qui tombe en panne. Car l’eau est là-bas nécessaire à la vie. Il faut boire de temps en temps sous peine de mort et c’est pourquoi la « guerba » est le premier des viatiques au Sahara.

           Lundi 4 mai. De Timimoun à El-Goléa, (380 km). C’est donc encore pour moi un réveil à 2 h du matin, après une nuit de sommeil trop courte à mon gré. Mais bah ! je me rattraperai à Alger. À 2 h 45 tout est empilé dans notre Ford, vivres, eau, essence, outils, valises, colis nombreux. Mes deux acolytes sont là, silencieux et énigmatiques. Le Capitaine Athenour a tenu à me mettre lui même en route. Nous démarrons donc dans la nuit noire, de la Casbah de Timimoun, aux adieux du Capitaine qui agite une lanterne « tempête » et qui me répète : « Je préviens par sans fil El-Goléa de votre départ. Si à 18 h vous n’êtes pas arrivé, on ira à votre recherche ! » 2 h 50 départ. Nuit très obscure et ciel très voilé sans étoiles. Je note que le compteur de la Ford marque 55.000 km. Au km 25, arrêt. Mon chauffeur sans rien dire, descend de voiture, ouvre le capot. Je l’observe. Il commence à démonter la dynamo et à tripoter les charbons. Je romps alors le silence et lui demande ce qu’il fait. Il me dit « La dynamo ne charge pas ! » Un temps de réflexion, je suis prêt à lui ordonner de faire demi-tour, lorsque je m’aperçois que si l’aiguille de l’ampèremètre reste à zéro, c’est que nos phares sont allumés ! Bien entendu ! C’est simple mais il fallait y penser ! Je l’explique à mon Gourara qui, pas bête et convaincu, repart. Il y a des détails stupides et enfantins auxquels on ne pense pas sur une route fréquentée, mais qui dans le désert, méritent une longue attention !... 4 h 20 l’horizon devient blafard devant nous. 5 h, le jour est levé. 5 h 25, km 90, 4 chameaux errants dans le bled. 5 h 38, km 100. Arrêt de 25 minutes pour se détendre... à proximité d’un puits balisé par un redjem. Temps très couvert. Mon guide arabe, le 2ème acolyte, s’écarte quelque peu, retire ses sandales, s’agenouille, se relève et se prosterne plusieurs fois pour la prière matinale. Les yeux clos, ses lèvres s’agitent pour les paroles rituelles. J'admire le recueillement de cet homme qu’aucun respect humain ne trouble. 6 h 30, km 118.
           Des silhouettes émergent tout à coup du bled et se profilent à notre gauche : un petit groupe à pied menant quelques chameaux, en tête duquel bien détaché, un homme coiffé du képi bleu ciel des sahariens, marche à longues foulées. Je fais stopper la Ford. Je descends sur la piste et je vais à la rencontre de celui qui nous a vu et vient reconnaître qui nous sommes. Rencontre absolument inattendue ! J’ai devant moi le Lieutenant de Coulange, commandant un des 4 Pelotons de la Compagnie Méhariste du Touat (celle d’Adrar). Il rentre à Timimoun après une nomadisation dans le désert de plusieurs mois (depuis novembre 1935 je crois). Ses étapes sont de 40 km par jour en moyenne. Ce matin le Lieutenant est seul avec deux de ses sahariens et leurs 3 méharis (chameaux de selle, qu’il ne faut pas confondre avec les vulgaires chameaux de transport classiques de teinte rousse et banale). J’admire la monture de l’officier, une splendide bête au poil gris, très haute et très racée, dont il est fier et qu’il me dit très bien dressée. Et suivant la coutume indigène, le Lieutenant de Coulange m’offre aussitôt de prendre le thé avec lui. Que pensez-vous de ma situation ? L’homme des villes, invité par l’homme du bled, en plein désert, à 118 km au plus près d’une vie humaine sédentaire. Avec courtoisie, le lieutenant s’excuse de n’être pas encore rasé du matin, puis il me convie à m’asseoir à la mode arabe sur une couverture jetée sur le sol. Mon équipage indigène s’accroupit également à l’écart avec les méharistes. Pendant que ceux-ci élaborent le thé, au feu pétillant de brindilles sèches, les conversations vont leur train de part et d’autre. Au bout de 3 minutes Coulange et moi sommes très à l’aise. Cyrard de la promo « Paul Lapeyre », c’est un grand et beau garçon, au visage patiné, aux gestes sobres, au langage mesuré, aux yeux expressifs assez doux et qui regardent loin. Mêmes qualités que celles du marin habitué à la solitude et au mystère des grands horizons. Tout en lui dénote une branche et une classe exceptionnelles. Il a quitté son Peloton (50 méharistes) avec deux de ses hommes pour rechercher un « pâturage » (entendez par ce mot les petits arbustes très courts ou les épineux que l’on voit en touffes plus ou moins denses dans le bled, suivant les lieux). Il se plaint, sans amertume d’ailleurs, de la sécheresse des dits pâturages, mais c’est pour ses bêtes qu’ils s’inquiète et il ajoute : « Il pleut en moyenne tous les six à sept ans sur un point déterminé du Sahara... il serait temps par ici d’avoir de l’eau ». Justement le temps très couvert tourne à l’orage et nous voyons au loin de longues traînées grises réunir le ciel et la terre. La pluie tant désirée n’est peut-être pas loin. De mon côté je fournis au Lieutenant de Coulange quelques renseignements sur la grande vie humaine des civilisés qu’il a quittée depuis si longtemps, notamment les comptes-rendus de la presse reçus par la radio à Timimoun et concernant les résultats des élections (1er tour) et la fuite du Négus devant la victoire Italienne. Après avoir bu chacun trois petites tasses (le chiffre trois est obligatoire) d’un thé vert très fort, nous nous séparons car l’orage monte et Coulange ajoute, toujours en marin qui consulte le ciel : « Cela va mal tourner ». Nous venons de passer, trois-quarts d’heure côte à côte, qui nous ont permis de sympathiser à l’extrême et de retrouver, bien entendu, mille points communs.
           Nous reprenons nos routes divergentes, tout comme sur un océan peu fréquenté, deux barques qui se rencontrent échangent les saluts d’usage et reprennent leurs courses opposées à l’approche d’un grain. 7 h 10. La Ford démarre. Nous passons en marge de la pluie qui ne nous envoie que quelques gouttes très superficielles. 8 h 25, km 170. Nous abordons Fort Mac-Mahon, seul lieu construit entre Timimoun et El-Goléa. C’est un assemblage de quelques constructions brunâtres entourées d’une maigre végétation où vit en permanence un gardien indigène. Nous l’apercevons au passage sans nous arrêter ainsi qu’un troupeau de très beaux ânes qui gambadent en liberté. Roulement monotone sur une piste très ondulée dans un paysage absolument plat. Ciel toujours couvert et lourd qui nous protège fort heureusement de la fameuse cuisson solaire. 10 h 45, km 255. Nous apercevons à droite les monts arides et caillouteux du Tademaït, à gauche les premières dunes du Grand Erg. 11 h, km 260. Arrêt pour déjeuner dans les rochers des monts du Tademaït. Toujours la solitude absolue. Le vent se lève et commence à faire tourner le sable. Mais grâce aux nuages nous déjeunons tranquillement en évitant le « coup de pompe ». Je dévore une cuisse de mouton et quelques conserves arrosées de vin et de café. Après trois-quarts d’heure de repos nous repartons. 12 h 40, km 298. Trois gazelles bondissent sur notre droite à travers bled et décampent avec agilité. Quelques minutes après, quatre de ces gracieux petits animaux s’enfuient à toutes pattes sur notre gauche. 12 h 45, km 302. La piste est très mauvaise sur un reg caillouteux. Pneu crevé et réparé en un quart d’heure. Pendant un long parcours, la piste nous secoue terriblement. Le vent de sable est violent. De nombreuses petites dunes nous forcent à différents détours. 13 h 35. Encore des gazelles dont l’une toute jeunette fait des bonds aériens des quatre pattes fort gracieux. Les dunes qui nous encadrent désormais ont une teinte très différente de celle de Taghit ou de Béni-Abbès. Sorte de couleur chair, rose pâle argenté. Elles fument sous l’action du vent. 14 h, km 338. Le soleil tape maintenant. Le vent qui souffle dans la même direction que nous ne refroidit pas notre moteur qui chauffe. Arrêt pour le refroidissement du dit moteur. Mon guide homme très pieux, en profite pour redire une prière prosterné dans le sable, pendant que le chauffeur s’affaire sur ses bidons d’eau. Nous longeons une très longue sebkra (vaste étang) actuellement à sec. Les premiers palmiers font enfin leur apparition et nous entrons à El-Goléa à 15h05. On ne saurait croire combien la vue d’une palmeraie surgissant soudain dans le désert après des heures innombrables de cailloux peut transporter d’allégresse le voyageur !
           Bilan de l’étape : 380 km en 12 heures, arrêts compris. Moyenne 40 km/h. Une crevaison. Êtres vivants rencontrés : un officier méhariste, deux méharistes, un indigène. Quatre chameaux, trois méharis, une douzaine d’ânes, neuf gazelles.

 

El-Goléa : le caveau du Père de Foucauld

          Mardi 5 mai. El-Goléa ! Un véritable paradis terrestre, d’une splendeur et d’une richesse en arbres et en fleurs qu’on a peine à imaginer. Vraiment le Sahara se renouvelle à chaque étape par une diversité infinie. L’Oasis d’El-Goléa n’a rien de commun avec toutes celles qui ont jusqu’ici jalonné ma route. Cela tient à son eau courante très abondante qui jaillit de partout en sources artésiennes. J’ai fait en compagnie du Capitaine de Belenet, chef de poste de ce coin merveilleux, une promenade digne des contes de fées. Le jardin militaire du poste est splendide: d’immenses palmiers, des eucalyptus, des ifs géants abritent une végétation d’une luxuriance inouïe. Toutes les fleurs : rosiers immenses, pieds d’alouettes en touffes compactes, pois de senteur, œillets, tout y pousse sur des espaces très vastes formant de véritables champs odoriférants. Les légumes eux aussi y abondent, tous ceux de France, y compris les asperges. Les arbres fruitiers y foisonnent : orangers, mandariniers, citronniers, amandiers, bananiers, auprès desquels croissent également pruniers et abricotiers, ainsi que des « casuarinas ». Paradis terrestre, le mot n’est pas fort. Je m’attarde dans les allées de ce parc enchanteur, cultivé par la main d’indigènes, la plupart de race nègre, descendants des esclaves venus autrefois du Soudan avec les caravanes des nomades conquérants. Ces « harratines » dociles et doux mettent une note d’un exotisme particulier sous les ombrages de cette contrée enchanteresse. Et partout le grouillement de l’eau qui court en ruisselets limpides, canalisés par des « séguias » canalisations artificielles. Cette eau bienfaitrice alimente également une piscine à la température naturelle de 26°. Dans un vaste enclos une autruche magnifique circule en allongeant son cou... à notre approche elle détale d’un air offensé en agitant ses plumes cossues. Rien des autruches pelées et maladives des zoos de la Métropole. Plus loin des petits fennecs, en cage. De charmantes gazelles moins farouches que leurs compagnes viennent nous saluer avec une grâce délicate.
           Après avoir parlé des fleurs, des fruits, des palmiers, et des charmants animaux qui font la grâce exceptionnelle d’El-Goléa, je veux dire un mot des enfants. Les enfants d’El-Goléa forment une note infiniment gaie et vivante. Les tout petits surtout sont drôles, noirs pour la plupart, nus sous des chemises courtes... Ou trop longues, avec au sommet de leurs crânes rasés, un mèche de cheveux laineux, formant parfois une petite houppette des plus cocasses entremêlée d’amulettes. Ils ont appris à mendier des sous et sur mon passage c’est une sarabande effrénée. Ils sautent autour de moi : ils trépignent, ils s’acharnent avec des grâces et des câlineries de petits chats. Puis ils se battent pour la monnaie de nickel qu’on leur jette, ils se roulent et mordent la poussière. J’en ai rencontré deux qui accompagnés de leurs parents, porteurs de grandes bottes d’orge sur leurs têtes étaient vraiment d’étranges petites créatures : tous deux identiques et probablement du même âge, ceux-là ne manifestaient devant mes appels aucune mendicité déplacée. Bien au contraire, en fils bien élevés ils me considéraient avec des mines du plus grand sérieux, bien sages et dociles devant mon objectif. Ayant demandé l’autorisation à leurs parents, je les emmenai jusqu’à la porte de mon domicile comme deux toutous fidèles trottinant à mes côtés. Là je remis à chacun d’eux dans leurs menottes grandes ouvertes une piécette jaune de 50 centimes qu’ils n’avaient point réclamée. Il fallut voir alors la course éperdue de leurs petites jambes pour montrer à leurs parents la fortune que l’officier roumi venait de leur distribuer. Je ne les quittais pas du regard tellement leur rire limpide succédant au plus grand sérieux était inattendu. Mais bien vite leurs parents les admonestant gentiment, ils revinrent à toutes jambes aussi vite qu’ils étaient partis, pour me remercier dans leur langue de ma générosité. Étranges petites créatures vraiment que ces mioches, croisement d’esclaves noirs soudanais et des antiques races berbères autochtones.
          Ce métissage avec d’anciens esclaves explique la douceur qui émane à El-Goléa de tous les indigènes, jeunes ou vieux. Tous sans exception me font sur mon passage le salut militaire ou se mettent debout, s’ils sont assis ou couchés, pour me saluer avec un respect non dissimulé. L’officier, l’européen, est vraiment là-bas le seigneur. J’ai rendu visite, dans leur orphelinat, aux admirables Sœurs Blanches. Le dévouement et la bonté de ces filles de France sont dans les oasis sahariennes un attrait de plus pour le voyageur errant. La Mère Supérieure, une Nantaise, fille d’un officier de marine, me reçoit avec un charme qui conquiert d’emblée. Elle me fait visiter son ouvroir où de jeunes indigènes travaillent à la confection de tentures, coussins, chemins de table, napperons et broderies fort belles et très appréciées. Je m’attarde longuement devant les métiers. L’adresse des ouvrières est remarquable. L’une d’entre elles tisse une tenture aux dessins variés et compliqués « à l’envers », sans se tromper d’un fil, ni d’une couleur. Les Sœurs fournissent toute la matière première elles mêmes : laine du pays, teinte par leurs soins avec de la teinture végétale. J’admire de splendides échantillons aux couleurs chaudes où le rose et le rouge garance dominent, dont les motifs sont tirés de dessins Targuis. À côté des métiers où travaillent des jeunes indigènes du pays, musulmanes pour la plupart, l’école recueille et élève dans la foi catholique les « orphelines », autrement dit les abandonnées, celles qui nées le plus souvent d’un père français et d’une mère indigène, n’ont pas été reconnues par le premier et ont été « laissées pour compte » par la deuxième. Parmi ces fillettes, il en est de tous types : l’une très fine et très blanche est une fille de Targui, l’autre aux lèvres épaisses et aux cheveux crépus est fille d’une négresse... Toutes reçoivent des Sœurs une excellente éducation : très grande politesse, principes religieux très développés, instruction soignée. Depuis les bambines jusqu’aux jeunes filles, elles s’adonnent aux travaux de broderie. Plus tard elles épouseront les « garçons » qui nés dans des conditions identiques, sont élevés de façon analogue par les Pères Blancs dont le domaine s’étend non loin de là. Ménages chrétiens du Sahara, aux ascendances mi-françaises, mi-indigènes, qui s’établissent sur place et mettent plus tard en valeur les terres qui leur sont attribuées... quelle vaste matière à philosopher... Étrange destinée que celle de ces enfants perdus, mais rachetés physiquement et moralement par nos admirables religieux... enfants dont les pères qu’ils ne connaîtront jamais portent souvent un nom connu parfois célèbre...
          À 2 km environ d’El-Goléa, au village chrétien de Saint-Joseph peuplé précisément par les ménages d’orphelins désormais mis légalement devant Dieu, et qui s’étend en plein domaine des Pères Blancs, j’ai retrouvé l’âme du Père de Foucauld. Si Béni-Abbès conserve son oratoire, si Tamanrasset au Hoggar conserve son premier tombeau, El-Goléa possède un caveau édifié dans un espace isolé et qui contient sa dépouille, hormis son cœur laissé à Tamanrasset où il fut assassiné. En vue de son procès de béatification, la loi Romaine imposa en effet le retour des restes du Saint en terre chrétienne. Je me recueille militairement « au garde à vous » devant le cénotaphe que domine une large croix et sur lequel, tout en priant, je peux lire :
          « Dans l’attente du jugement de la Sainte Église,
           Ici reposent les restes du Serviteur de Dieu
           Charles de Jésus
           Vicomte de Foucauld.
           1858-1916
           Mort en odeur de Sainteté,
           Le 1er Décembre 1916 à Tamanrasset.
           Assassiné
           Par les dissidents Senoussistes.
           Victime
           De sa charité et de son zèle apostolique.
»

Sur la piste :
le Lt de Coulange
Méharistes de la Compagnie du Touat
El-Goléa
El-Goléa
Les jardins
Les Sœurs Blanches et les orphelins
La chapelle des Sœurs

          « Je veux crier l’Évangile
           Par toute ma vie. »
          « P. Ch. de Jésus. »