Jean PETIT
Chef de Bataillon
État-major du 19ème Corps d’Armée

 

Mission dans le Territoire d'AÏN-SEFRA

           Le tableau d’El-Goléa ne serait pas complet si je ne mentionnais encore ma visite au Musée qu’a organisé dans sa propriété isolée, le Commandant Augiéras, ancien méhariste, aujourd’hui retraité, célèbre par ses explorations et ses chasses aux grands fauves. Le Commandant Augiéras me fait parcourir lui même les salles dans lesquelles se trouvent tous les souvenirs de sa vie de grand nomade. Mais ce sont ses collections d’armes et de trophées de chasse qui m’attirent le plus. Chaque année il se rend en Afrique Centrale pour chasser. Les dépouilles des grands animaux qu’il a abattus lui même ornent les murs : peaux de lions, de tigres, de panthères. Crânes et défenses d’éléphants, de rhinocéros. Squelettes de girafes et d’hippopotames, de buffles et d’antilopes de toutes sortes. Le Commandant m’explique ses randonnées les plus fameuses, ses plus beaux coups de fusil, ses incidents multiples dans la brousse. Il est captivant au possible et point bluffeur. Ses récits d’épisodes vécus me retiennent chez lui près de deux heures. Il répond à toutes mes questions avec beaucoup de bonne grâce. Par sa bouche véritablement « l’Afrique vous parle ».
Avant d’aller diner chez le Capitaine Belenet je grimpe en auto en compagnie de ce dernier au vieux ksar indigène dont les ruines abandonnées se découpent tout en haut d’un piton tabulaire qui domine l’oasis. Nous jouissons du sommet d’un admirable coucher de soleil alors que des milliers d’hirondelles tournoient autour de nous. Ces oiseaux qui ont émigré en ces lieux récemment ont dû fournir un effort prodigieux car la plupart se posent inertes sur le sol et leurs petits cadavres encore chauds roulent sous nos pas !

           Mercredi 6 mai. D’El-Goléa à Ghardaïa. (320 km). Réveil à 2 heures du matin. L’habitude est prise ! Cette fois j’utilise pour continuer ma route du retour vers le nord un camion de transport de marchandises de la « Société Algérienne des Transports Tropicaux », société analogue à celle de la « Transsaharienne », mais qui traverse le Sahara suivant un méridien plus oriental pour aboutir, après avoir atteint Kano en Nigeria Anglaise, à Fort-Lamy au sud du Lac Tchad, en Afrique Équatoriale Française. C’est une belle randonnée ! Le camion en question est un énorme wagon roulant doté à l’avant d’un petit compartiment de 5 ou 6 places au maximum pour voyageurs. Me voilà donc parti pour une nouvelle randonnée de 320 km. Le chauffeur est un colosse. Il conduit son bolide en hercule de foire et nous roulons dans une nuit splendide. J’avoue que je commence à éprouver quelque lassitude... Je n’attache plus qu’une attention distraite au lever du soleil... Et puis, il y a quelque chose de terriblement lassant dans le sud, c’est l’indigestion de cailloux à perte de vue qui meublent le paysage entre deux oasis. Faire plus de 300 km sans grande variante que des cailloux et du sable alternés, cela devient après douze jours de « bourlingage » un peu désespérant. Pour couper la route, un pneu crève, ce qui nous vaut un arrêt de 3/4 d’heure, « pas moinsse ! » pour changer une roue (jumelée) qui pèse dans les 60 kilos. Et puis le raid reprend. Les secousses sur la tôle ondulée ne nous sont pas ménagées. Nous traversons une suite d’oueds desséchés aux vallées très vastes et quelque chose me frappe alors : j’aperçois de l’eau par plaques plus ou moins nombreuses. Pas possible, il a plu par ici. C’est bien la preuve que nous regagnons le nord ! Enfin nous découvrons un peu d’humanité. Le M’zab n’est pas loin et à 12 h 30 nous dévalons dans une vallée qui nous révèle subitement des villes et des palmiers. Et c’est cela surtout le plus surprenant dans le sud : cette soudaineté de la vie qui apparaît après de très longues heures impitoyables de silence et de mort... Le M’zab !... Lassitude et fatigue de la route s’évanouissent comme par enchantement. Décidemment je croyais que cette fois c’en était bien fini avec les merveilles des oasis du sud. Après les dunes d’or de Taghit et de Béni-Abbés, après l’infini d’Adrar, le Soudan entrevu à Timimoun, après les merveilleux jardins d’El-Goléa, j’avais accepté de rentrer au bercail vers le grand nord, blasé d’imprévu, repu de sensations neuves, saturé d’exotisme... La route vers le nord ne pouvait plus pour moi qu’être fort banale... Et puis ces 320 km de cailloux et de secousses... je les avais sur le cœur.
           Or tout à coup il me fallait à nouveau capituler, mettre bas les armes, car le M’zab était devant moi et le M’zab c’était sinon plus fort, tout au moins plus inattendu que le reste. D’abord la « Surprise » du M’zab vient de ce qu’on le découvre brutalement en quelques tours de roues « en marchant dessus » ou presque. Rien n’a pu l’annoncer car ses abords sont d’une aridité telle qu’on a pu l’appeler : « Le désert dans le désert ». C’est une coupure très ravinée qui entaille subitement le plateau. C’est une mer agitée par une violente tempête, qui s’est ouverte et solidifiée tout d’un coup. C’est le pays de la désolation : jaunâtre, ocre, tordu, calciné et d’une stérilité effroyable. C’est au milieu de tout cela une faille, une vallée profonde, bien cachée pour celui qui l’aborde, un oued desséché, l’oued M’zab, au fond duquel s’échelonnent cinq villes, toutes grouillantes et animées avec leurs oasis qui surgissent dissimulées par le faite du plateau. Cinq villes où une vieille population berbère, finis les nomades, voici des sédentaires qui les habitent depuis 9 siècles s’y est conservée dans toute sa pureté ethnique avec ses traditions fondamentales. Et alors une question se pose ? D’où vient cette population mozabite, si dense en un coin en apparence si déshérité ? Comment a-t-elle été amenée à vivre dans ce désert ? C’est bien simple, mais aussi extraordinaire : les Mozabites, puritains de l’Islam, sorte de Jansénistes, poursuivis et traqués, ont voulu mettre entre eux et leurs persécuteurs une zone infranchissable. Ils avaient résolu d’enfouir dans un désert inaccessible le trésor de leur foi menacée. Ils y ont remarquablement réussi en transformant un pays sans eau superficielle, à force de labeur, en une région cultivée, arrosée artificiellement et d’un « caractère » prodigieux. Devant moi dans une atmosphère d’une limpidité telle que toutes les choses se découpent avec un relief saisissant, se profile Ghardaïa, la plus importante des cités du M’zab.
           Ghardaïa peuplée d’une trentaine de mille habitants est comme les villes sœurs du M’zab construite en forme de pyramide, les maisons s’étageant les unes au dessus des autres, dominées par le minaret pointu de la mosquée, semblable à un pain de sucre géant. Ghardaïa, assemblage de maisons cubiques de teinte blanche-bleutée uniforme, empilées, entassées, se soutenant mutuellement comme une ruche bourdonnante de vie. Je pénètre au cœur de la cité; la place du marché, entourée de maisons à arcades formant galerie et enchâssée dans le reste de la ville, est un vaste rectangle grouillant d’indigènes. En ce point a lieu le marché aux animaux. Au milieu de la place se trouvent les chameaux, d’innombrables chameaux qui débouchent de toutes les ruelles avoisinantes fort étroites. Voici les étalages à même le sol : le goudron, le bois et le beurre. Voici les boutiquiers qui présentent des étoffes, des chaussures, des denrées diverses voisinant avec la ferraille, la poterie du pays, de vieux ustensiles, des pneus usagés qui servent au ressemelage des chaussures. Voici les crieurs publics qui liquident.aux enchères les biens des défunts sans contestation possible, la valeur de chaque objet étant connue. Rien de plus curieux que de voir ces hommes graves assis autour d’un tas d’effets que les crieurs saisissent, brandissent à bout de bras, s’agitant à perdre haleine, courant sus aux acheteurs... Le Mozabite est un commerçant né. Les boutiques d’épiciers et de bouchers pullulent. Ils ont les « affaires » dans la peau. Leur type physique est caractéristique de leurs aptitudes. Le Mozabite n’a rien du guerrier ! Il est en général très blanc de peau : la figure est ronde, et assez grasse, le nez aquilin, les joues encadrées d’un superbe collier de barbe à la « Poiret ». Les enfants sont jolis, les jeunes gens agréables. L’homme mûr est empâté et plutôt bedonnant.
           Leurs aptitudes commerciales sont légendaires : ils s’expatrient volontiers dans les villes du Tell et de la côte. Alger, Bône les voient s’y fixer temporairement pour y faire fortune. À Alger notamment la plupart des épiciers sont Mozabites, sur le Télemly notre épicier face à la villa Mont-Fleuri est un pur Mozabite. Mais l’aisance acquise ils rentrent chez eux, car leurs traditions leur font un devoir de revenir au M’zab pour y mourir, ou tout au moins s’y faire enterrer. La conséquence de cet exode vers le nord c’est que le français est fort répandu au M’zab : les enfants l’apprennent et le parlent avec facilité. Seules les femmes échappent à cette influence pour la raison qu’il leur est interdit de quitter le pays. Le Mozabite qui s’expatrie laisse sa famille, sauf parfois ses enfants mâles et contracte une autre union dans l’endroit où il séjourne. D’aucuns prétendent que la famille restée au M’zab ne laisse pas de s’accroitre... car il suffit que le chef de famille laisse accroché à la porte de la chambre qu’il a quitté... son pantalon !
           Je passe sous silence ma prise de contact avec les autorités locales et l’accomplissement de ma mission en compagnie du Commandant Pinon des Affaires Indigènes et de ses officiers, tous d’une grande cordialité. Cette partie de mon programme purement « service » n’intéresse pas le lecteur. Je loge au bordj militaire et mon travail accompli, je vais vers 5 h du soir, la chaleur tombée, faire une visite détaillée de Ghardaïa en compagnie du Lieutenant Bissière (cyrard) qui connait remarquablement ses administrés et parle couramment l’arabe. Il m’entraine dans les ruelles étroites de la ville qui montent en colimaçon jusqu’au sommet couronné par la mosquée. Dans ce dédale nous croisons une foule d’indigènes, soit à pied, soit sur leurs ânes qui grimpent comme nous ou descendent dans un perpétuel va et vient. Chacun nous salue respectueusement au passage. Les femmes très farouches dont les draperies cachent entièrement le visage, sauf un œil, se détournent à notre approche contre la muraille ou rentrent précipitamment dans les entrées de portes. Nous atteignons ainsi la mosquée dans laquelle nous pénétrons. Dans la cour quelques fidèles allongés ou accroupis nous observent sans mot dire. Nous gravissons les dernières marches pour gagner la terrasse au pied même du minaret. De là nous découvrons sur toute la ville un panorama superbe. Un jeune indigène qui nous a accompagnés, nous précède et du haut de ce belvédère pousse dans sa langue une série de cris gutturaux vers les terrasses de la ville que nous surplombons. Je questionne le Lieutenant Bissière. Il m’informe que le jeune Mozabite vient d’avertir que deux roumis sont là et que toutes les femmes des maisons environnantes qui pourraient se trouver sur leurs terrasses où elles passent la plupart de leur temps, doivent se cacher. Cet avis salutaire est respecté car nos regards ne distinguent plus nulle part trace de vie humaine.

Ghardaïa Vue générale
Ghardaïa
Béni-
Isguen
Bou-
Noura
Laghouat

           Autre détail caractéristique du M’zab : par leur travail et leur persévérance les Mozabites ont réussi à transformer en de riantes oasis un sol aride et stérile. L’eau si précieuse pour les palmiers ne provient pas comme à El-Goléa de sources artésiennes jaillissantes. Bien au contraire il faut aller la chercher par des puits creusés à des profondeurs variant de 8 à 55 mètres. L’eau est amenée à la surface du sol par de grandes outres en cuir contenant jusqu’à 55 litres. Ces outres descendent dans les puits, retenues par des cordes glissant sur une poulie. La corde est actionnée par un chameau, un âne, parfois des femmes, qui sans arrêt hâlent le filin, en parcourant la piste de halage d’une longueur égale à la profondeur du puits. Arrivé à la surface l’outre pleine se déverse dans un bassin qui s’écoule au moyen de séguias d’irrigation au travers des jardins. Les puits du M’zab fonctionnent constamment et le grincement continuel des poulies est le bruit caractéristique de la contrée. Quand il pleut, cela arrive rarement, le pays est en fête et les indigènes armés de tromblons font « parler la poudre » en signe de joie. L’eau pluviale est recueillie dans des nappes formées par des barrages construits spécialement en travers des oueds. Il a plu justement ces jours-ci, me dit-on, et les réjouissances furent grandes pour remercier le ciel.
           Je dîne le soir à l’hôtel Transatlantique en compagnie du Commandant Pinon et du Lieutenant Bissière. Tout confort et bonne chère. Le M’zab est un pays civilisé, où les touristes ont essaimé au temps des « vaches grasses », aujourd’hui le client du nord se fait rare, mais les hôtels Transat demeurent comme des vestiges quelque peu abandonnés, seuls témoins de cette époque « tout en or » déjà lointaine.

           Jeudi 7 mai. Ghardaïa. Accompagné du Lieutenant Bissière, je fais dans la matinée une visite en auto des villages du M’zab environnant Ghardaïa. Nous nous rendons d’abord à Béni-Isguen. C’est la ville Sainte du M’zab, où les coutumes religieuses sont rigides et les mœurs austères. Il n’y a aucun café et il est défendu d’y fumer. La raison en est la suivante : le diable chassé du Paradis urina à la porte et il en naquit un plan de tabac. Nul étranger ne peut habiter ni passer la nuit dans cette ville. L’école française s’élève en dehors des murs prés de la porte. Notre auto franchit cette porte et nous dépose à l’intérieur des murailles. La ville est une des plus propres du M’zab. L’ordre y règne de façon parfaite. Nous voilà partis à pied à travers les ruelles étroites. Impression d’une petite ville de province, calme et recueillie, toute bourgeoise et proprette. Béni-Isguen compte 6.000 habitants. Nous traversons la place du marché aux dimensions restreintes où les Mozabites assis un peu partout à l’écart nous observent avec ce flegme des musulmans qui n’ont pas l’air devoir, ni de s’étonner de notre présence, bien qu’au fond d’eux mêmes, j’en suis persuadé, elle les intrigue. Nous continuons paisiblement notre promenade tout en devisant, lorsque nous sommes rejoints par le Caïd de Béni-Isguen, un homme parlant couramment notre langue et très affiné. Il nous dit : « Bonjour mon Commandant ! Bonjour mon Lieutenant ! que venez vous faire chez moi ? Peut être pour le litige de... (le Caïd cite une affaire de justice dont s’occupe précisément le Lieutenant Bissière) Non ? Oui ! Votre présence m’a été signalée. On m’a dit vous avoir vu passer en ville. Alors mon Commandant, voulez vous accepter de venir chez moi prendre le thé ? » . « Merci Caïd bien volontiers ». Et le Caïd nous laisse dans la ruelle fait le tour de sa maison, le temps d’avertir à l’intérieur et d’y faire le vide, puis il revient, nous ouvre sa porte et nous fait entrer. Je fais connaissance avec un intérieur mozabite aisé : une petite pièce centrale au rez-de-chaussée, percée au plafond d’une ouverture carrée donnant sur le 1er étage. C’est la pièce de réception du maître. Pas une fenêtre. Le jour tombe du plafond qu’une tenture peut obstruer à volonté. Il y règne une agréable fraîcheur. Au mur des tableaux avec des inscriptions arabes en gros caractères. Un diplôme de certificat d’études primaires, encadré. Deux beaux fusils richement ornés. Une table et des chaises pliantes. Des tapis. Un divan bas. Puis sur une commode des lampes à alcool et tout un attirail pour le thé que le Caïd prépare aussitôt lui-même en allumant un réchaud. Sur la table devant laquelle nous nous asseyons, un régime de dattes déjà à demi séchées que le Caïd nous invite à goûter : elles proviennent de son jardin dans la palmeraie et son éminemment savoureuses, sucrées à souhait, un vrai goût de miel. Les dattes du M’zab sont réputées. Je reconnais avec sincérité leur saveur. Le Caïd continue son bavardage et fait montre avec quelque fierté, de son érudition. Il parle des événements mondiaux actuels, la guerre d’Éthiopie, les incidents d’Espagne. Il flétrit les excès commis dans ce pays : « À quoi sert de brûler des églises ? C’est un crime ! » Il parle ensuite des pays où il a séjourné en Algérie, en Tunisie. Mais il n’est jamais allé en France et Bissière le plaisante sur son manque de curiosité. Je lui dis : « Caïd, en hydravion, vous pourriez vous rendre en 4 heures à Marseille ». Alors il fait une digression sur la science, les avions, la radio, et tous les progrès modernes dont il parle avec une très réelle connaissance. « C’est merveilleux, extraordinaire, dit-il, d’ailleurs le Coran prescrit au juste de toujours rechercher et cultiver la science » mais il ajoute, et j’admire sa Foi et sa justesse de vue : « Il n’y a qu’une seule chose que les hommes n’expliqueront et n’éviteront jamais, c’est la mort, et c’est Dieu seul qui en est le Maître ! » Je l’approuve en ajoutant : « Caïd, ceux qui ne croient pas en Dieu sont bien malheureux » et nous voila partis sur la religion. Je lui demande alors des explications sur la différence qui existe entre l’islamisme pur et la secte abadite des mozabites qui interprètent le Coran d’une manière très stricte et qui les a fait chasser par les orthodoxes comme des révoltés. Il me répond : « Mais il n’y a que très peu de différence ! sur 4 points seulement et encore ! Il n’y a qu’une seule religion musulmane dont Mahomet est l’envoyé de Dieu. La religion Chrétienne, ajoute-t-il, est unique également, bien que vous ayez chez vous des Dominicains, des Protestants, et des Francs-Maçons (sic) et pourtant ce sont tous des chrétiens ! » Malgré l’inattendu de cette comparaison, le Caïd n’a pas tout à fait tort. Un Franc-maçon, quoiqu’il fasse ou dise, n’est aux yeux de l’arabe qu’un mécréant, un roumi, un chrétien ! Le Caïd très fier de son savoir, me montre qu’il a étudié notre histoire. Il cite Saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes et le reconnait comme un grand Roi. Il cite Du Guesclin, Napoléon, toutes les gloires de notre passé, que sais-je ? Puis il revient au temps présent, aux folies, aux désordres, aux guerres. Il parle de l’Allemagne et de son danger perpétuel. De l’Autriche et de l’Anschluss qu’il redoute... Tout en discourant de la sorte, nous absorbons les trois tasses de thé rituelles en croquant des dattes et des gâteaux secs. Il est enfin temps de se retirer. Nous remercions le Caïd de son hospitalité. Il tient à nous reconduire lui même à pied jusqu’aux portes de sa ville qu’il me fait admirer. Je constate que de nombreux poteaux électriques sont en cours de pose le long des maisons. « Bientôt, me dit-il, nous aurons l’électricité ! » La Compagnie Lebon d’Alger (Cie d’électricité) est en train en effet d’amener jusqu’au M’zab une ligne de transport de forces. Jusqu’où le progrès n’allongera-t-il pas ses tentacules ?
           Avec Bissière nous reprenons l’auto pour gagner Bou-Noura, ville la moins peuplée (1.400 habitants) dont la pauvreté contraste avec Béni-Isguen sa voisine. Elle s’élève sur un rocher surplombant l’oued M’zab. De loin son aspect est grandiose, mais de près misérable. Les jardins souffrent du manque d’eau et de grands espaces autour de cette ville restent incultes. Après avoir déjeuné seul à l’hôtel Transat de Ghardaïa, je quitte cette ville à 13 h 30, dans un car public de la Cie Boukamel. Odyssée curieuse que ce voyage qui doit me conduire à Laghouat. 205 km à parcourir dans un car bondé de Mozabites dont quelques uns très racés et riches, les autres très miteux. Le car conduit par un indigène est un vieux modèle. À 3 km du départ les pannes commencent et se multiplient. Il faut vider le car de la moitié des occupants pour gravir une côte... Le chauffeur à force de manipuler et démonter son carburateur et sa magnéto nous fait subir de longues stations sur la piste. Les Mozabites pour tuer le temps circulent à pied dans la nature qui n’a déjà plus le même aspect que tous les paysages du sud que j’ai parcourus. Des flaques d’eau nombreuses le long du chemin. Les indigènes s’accroupissent pour porter à leurs lèvres cette eau limoneuse afin de prendre leur part de la bénédiction du ciel. L’un d’entre eux m’invite même à en faire autant mais je le remercie... et pour cause, bien qu’il m’affirme que malgré son apparence jaunâtre cette eau soit très pure ! Puissance merveilleuse de l’eau sur ces populations ! D’autres cueillent du thym odorant qui croît ça et là et m’en offrent. Si je dédaigne l’eau, j’accepte le thym. Nous repartons cahin-caha et atteignons Berriane, la dernière ville et dernière oasis du M’zab, très pittoresque. La « bagnole » va de plus en plus mal... À 17 h 45 alors que nous roulons assez péniblement, la tuyauterie de circulation d’eau du moteur, éclate et un jet de vapeur d’eau brûlante s’échappe du capot et vient fouetter au visage les occupants des premières places et le chauffeur qui, affolé, fait des embardées. Je lui crie aussitôt d’arrêter, mais ses freins trop graissés fonctionnent mal. Nous évitons de justesse la chute dans le fossé ! Je n’ai que le temps de sauter moi même hors du car, d’empoigner un gosse Mozabite dans mes bras que je dépose sur la piste, puis d’aider de mon mieux les malheureux indigènes affolés qui se précipitent au hasard sur la route. C’est un sauve qui peut général. Le car stoppe enfin, sans dommage, mais nous l’avons échappé belle ! J’admoneste le chauffeur et je prends la direction des opérations. Notre seul salut à cette heure tardive et sur la piste déserte ne peut venir que des équipes de travailleurs, actuellement occupés à la pose de la ligne électrique dont j’ai aperçu quelques groupes auprès de grands pylônes de fer semés dans la nature. En effet vers le soir un camion chargé d’indigènes commandés par un chef de chantier français nous rejoint. Je parlemente et il est décidé qu’un mécano du camp des travailleurs situé à 3 km viendra nous dépanner. Le mécano (français) arrive enfin nous secourir et en pleine nuit remet en ordre carburateur, magnéto et circuit d’eau. Mais cela dure environ une heure sinon plus. Enfin dépannés, le car reprend son chargement d’indigènes fatalistes, qui pendant tout ce temps se sont accroupis ou allongés sur le sol dans la nuit, et nous atteignons vers 9 h du soir Tilremt, caravansérail qui nous offre un accueil qui n’est pas à dédaigner. Un restaurant indigène et un restaurant européen. C’est la vie normale, ou à peu près, qui nous ressaisit. Belkacem, le Vatel du lieu ; me laisse un souvenir sympathique après nos émotions de la route. Il triomphe dans le « méchoui » de gazelle. À 22 h nous avons la bonne fortune de voir entrer dans la cour du caravansérail, un superbe car moderne venu exprès de Laghouat pour chercher notre smala en panne. La Cie Boukamel décidément a bien fait les choses cette fois, fort heureusement, car je m »apprêtais une fois arrivé à Laghouat à déposer une protestation auprès des autorités militaires, pour cette inconcevable randonnée. Le car moderne nous entraine cette fois dans la nuit vers Laghouat à une allure folle et sans heurt. À minuit 45 nous arrivons à Laghouat. Je me fais déposer à l’hôtel Transat dont j’ai toutes les peines à réveiller le garçon de nuit. Vais-je être obligé, en arrivant au port, de coucher à la belle étoile ? Fort heureusement un chien de garde aboie et un jeune éphèbe les yeux pleins de sommeil et trainant la savate m’ouvre la porte. Contraste subit et bienfaiteur, je trouve pour adoucir mes émotions et mes fatigues une superbe chambre tout confort avec salle de bains et WC particuliers, donnant sur un magnifique jardin dont les grands palmiers et les buissons de roses oscillent doucement sous la lune.

           Vendredi 8 mai. Laghouat. À Laghouat j’ai l’impression cette fois d’être revenu dans le nord ! Et pourtant Laghouat est à 430 km au sud d’Alger... C’est une oasis de 30.000 palmiers et son aspect « sud » est encore marqué. Mais que voulez vous, pour moi c’est fini, le ressort est cassé, j’en ai trop vu et à mon gré Laghouat a de gros défauts. D’abord on y retrouve la route, la route goudronnée qui file vers le nord, vers Alger. Adieu la piste, son imprévu et la rareté de ses usagers. Ensuite, ce n’est plus un poste, c’est une garnison : un bataillon de tirailleurs, deux escadrons de spahis etc... Les officiers y sont là, nombreux avec leurs familles et leurs mioches. Leurs esprits et leurs désirs sont perpétuellement tournés vers Alger et non pas vers le sud. Ensuite le contact avec les « civils » est repris étroitement. Ceux-ci y circulent en veston comme dans le Tell, enlevant tout pittoresque. Laghouat est encore le «lieu type» où l’on amène par autocars les touristes Cook ou autres, qui visitent l’Afrique du Nord en 8 jours pour une somme globale et forfaitaire et qui doivent obligatoirement apercevoir le « sud » dans un délai minimum avec le confort maximum. Tout cela suffit à me faire prendre Laghouat en grippe... Et pourtant, je suis sûr que si j’avais commencé par là ma descente vers le sud, au lieu de la finir, j’aurais peut être moi aussi éprouvé une sensation d’agréable surprise. Mais cette fois, pour moi, c’est la fin... et j’ai hâte de retrouver le Telemly. Je passe toute ma journée en compagnie du Capitaine du Génie avec lequel j’effectue l’inexorable visite des casernements, enregistrant les desiderata des uns, les doléances des autres, notant tout, pointant tout, crayon et carnet en mains comme toujours. Tout y passe: les cuisines, les lavabos, les douches, les latrines, le réseau d’eau et d’égouts. Visite peut être fastidieuse pour un profane, mais pour un chef de 4ème Bureau, mine de documents précieux, car plus tard je pourrai parler et prendre des décisions en connaissance de cause. Du haut de l’Hôpital Militaire, entre parenthèse, remarquablement tenu, j’admire un très beau panorama sur Laghouat et sa palmeraie car l’Hôpital est bâti sur un mamelon rocheux qui domine l’ensemble.
           Mais le « moment » pittoresque de mon séjour à Laghouat réside dans ma présentation au Colonel Bertschi, Commandant le Territoire de Ghardaïa. Cet homme autoritaire et violent me reçoit comme un chien dans un jeu de quilles ! Tout cela parce qu’il n’a pas été avisé officiellement par le Corps d’Armée de ma visite. Connaissant son caractère irascible j’ai pourtant pris mes précautions depuis Timimoun, en lui envoyant personnellement une dépêche reproduisant l’autorisation que m’a donnée le Colonel Le Brun de revenir par son Territoire. Mais le Corps d’Armée ne lui a fait parvenir directement aucun message officiel et il en a pris ombrage. Notre prise de contact dans son bureau est épique. J’ai soigné ma tenue et mis des gants blancs. Un spahi de garde m’introduit. Le Colonel Bertschi, un grand gaillard, me reçoit ainsi : « Ah ! Vous voilà vous ! Qu’est-ce que vous venez faire ici ? » « Mon Colonel je vous ai envoyé une dépêche de Timimoun qui vous fait connaitre ma mission ! » « Je ne reçois d’ordre que du Général Commandant le Corps d’Armée ». « Mon Colonel, la dépêche que je vous ai adressée porte la référence le numéro et la date de la décision du Général Commandant le Corps d’Armée m’accréditant auprès de vous ! » « Je m’en fiche ! C’est le Général lui même qui doit m’aviser et non vous. Qu’est ce qui me prouve qui vous êtes ? » « Mon Colonel, je vous répète que j’ai, moi, une autorisation réglementaire en poche : la voici. Au surplus je suis ici pour le service et non pour mon plaisir. Si vous me refusez toute confiance, je repars aussitôt pour Alger et je rends compte au Général ! » (Je prononce ces paroles debout, au garde à vous en fixant le colonel dans les yeux et en élevant la voix car la moutarde commence à me chatouiller les narines). Le colonel continue à « rouspéter ». Je lui tiens tête. Au fond, la séance est plutôt comique et nous sommes là tous les deux face à face comme deux chiens agressifs. Finalement le Colonel Bertschi se radoucit, se calme, puis m’invite à m’asseoir et pendant une heure environ nous parlons « service ». En prenant congé de lui il me serre la main. Ses idées et les miennes sur le terrain « service pur » étant identiques, nous nous sommes « rapprochés » insensiblement et tout est bien qui finit bien. Je m’excuse de mes paroles un peu vives du début. Il m’assure qu’il n’en tient aucun compte, aimant par dessus tout la franchise. Nous nous quittons bons amis.

 

           Samedi 9 mai. De Laghouat à Alger. Je rentre définitivement dans la Capitale. Je boucle mon périple de 4.000 km en 16 jours. Un autocar blidéen m’entraine à bonne allure sur la route goudronnée enfin retrouvée. Le car est plein à craquer. Beaucoup d’indigènes et aussi, beaucoup de civils, commis voyageurs. Assises au milieu de nous, deux femmes indigènes, deux Ouled-Naïls qui rejoignent Djelfa. Les Ouled-Naïls constituent une grande tribu arabe qui occupe un très vaste territoire dans la région de Djelfa. Cette tribu possède beaucoup de troupeaux, moutons et chevaux. Le cheval en particulier domine et les cavaliers sont nombreux sur notre route vers le nord. Nos spahis notamment se recrutent dans ces régions qui avoisinent les steppes des Hauts Plateaux. Les femmes Ouled-Naïls ont une mauvaise réputation, assez justifiée, mais souvent trop étendue. Leurs danses et leur profession... peu avouable... sont célèbres dans toute l’Algérie. Nos compagnes sont parées du costume extraordinaire et pittoresque qui fait également leur célébrité. Vêtements très riches aux couleurs voyantes. Mais leurs parures surtout attirent tous les regards : larges bracelets d’or massif aux poignets, chaines d’or auxquelles sont suspendues d’innombrables pièces d’or, depuis les « Louis » de toutes époques jusqu’aux pièces de cent francs larges et pesantes. Elles portent ainsi sur elles, largement étalées sur leurs poitrines toute leur fortune. La plus jeune des deux exhibe ainsi près d’une dizaine de milliers de francs or ! Toutes ces pièces s’entrechoquent dans un cliquetis provocateur !
           Après avoir changé de car à Djelfa, je poursuis ma route au travers des Hauts Plateaux immenses et monotones. L’horizon s’estompe, devient grisaillé, des nuées compactes se forment et la pluie nous surprend torrentielle. Adieu, le soleil du sud. Le vilain temps ne nous lâchera plus jusqu’au terminus. À Boghari, court arrêt vers midi. Le temps d’avaler en hâte un sandwich. Le village est envahi de troupiers : la Brigade de Tirailleurs Algériens de Blida est au camp de Boghar en ce moment. Va et vient d’officiers, de tirailleurs, d’artilleurs, tous crottés jusqu’aux genoux, emmitouflés de « chèches ». Un jeune Sous-lieutenant du 9ème Tirailleurs prend place à mes côtés. Quelques échanges de regards, une poignée de mains et je retrouve un ancien cyrard de la « Bournazel » qui part en permission à Alger. De ce fait, la route toujours embuée d’eau nous paraitra à tous les deux moins monotone jusqu’au bout. Nous bavardons sans répit. Les villages, les villes défilent sans attirer notre attention : voici Médéa, la traversée des gorges de la Chiffa, Blida. C’est enfin Alger où les nuages se déchirent un peu. Je quitte le car et mon jeune compagnon de route pour sauter dans un taxi qui me conduit au Télemly où j’arrive fourbu mais joyeux au milieu des cris de joie de toute ma maisonnée.

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