Jean PETIT
Chef de Bataillon
État-major du 19ème Corps d’Armée

 

Jean PETIT (1894-1998) est le père
de notre camarade Dominique PETIT
lieutenant à la Compagnie Méhariste des Ajjer
(1956-58)
http://www.3emegroupedetransport.com/PETITDominique.htm


Le récit et les photos sont extraits du cahier de souvenirs de Jean PETIT

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Mission dans les Territoires de TOUGGOURT et des OASIS


15 février 1938


            21 février 1938. Voila une éternité que je paperasse dans mon 4ème bureau, cloué sur mon fauteuil du matin au soir, inondé sous le flot incessant et régulier des « Notes de service » et des « lettres au Ministres ».
           Voila belle lurette que je n’ai mis le nez dehors, dans mon domaine militaire s’entend, et tout à coup, un beau soir à la signature, le chef me déclare sans préavis : « Vous partirez dans le sud ! » Je crois rêver, mais il continue : « Vous irez jusqu’à Tamanrasset chercher le convoi sénégalais et vous l’accompagnerez jusqu’à Alger au cours de ses étapes. »
          « Bien mon Général ! » Cette promesse merveilleuse devient aujourd’hui réalité. Je pars en effet ce soir pour les Territoires du Sud. Quinze à vingt jours en perspective de détente dans l’inconnu... Ouargla, Flatters, Tamanrasset jalonneront ma route... But de ma mission : Je vais d’abord chercher dans l’extrême sud algérien, à la porte de l’AOF, un convoi de 100 sénégalais, régulièrement armé et équipé, qui doit traverser l’Afrique de Gao à Alger par camions sur les pistes du Sahara. C’est la 2ème expérience de ce genre qui va se dérouler. L’an passé (février 1937) un convoi analogue et de même effectif a quitté Gao pour Alger par la voie du Tanezrouft et Colomb-Béchar. C’est mon 4ème bureau qui en a réglé tous les détails. Cette année le Ministre a décidé un 2ème voyage et c’est la voie du Hoggar qui a été choisie. C’est encore moi qui ai présidé à son élaboration dans ses moindres détails. Mon dossier « Gao-Alger » comprend à l’heure actuelle 97 pièces, papiers, notes de services, instructions de tous ordres etc., que nous avons, mes officiers et moi, rédigés, classés, numérotés. Demain j’en vérifierai sur place l’exécution. Voila enfin du bon travail...
           Ma mission a également un autre but : j’étudierai sur place de nombreux problèmes dont l’acuité est rendue pesante par la situation internationale actuelle. Ce n’est plus un secret pour personne que les fluctuations de la politique mondiale, celle de l’Allemagne et de l’Italie notamment imposent à la France en Afrique du Nord, appelée désormais à jouer le rôle de « Théâtre d’Opérations », une action de vigilance et de préparation redoublée. La frontière algéro-tripolitaine est l’objet actuel de toutes nos préoccupations et nous étudions sans répit à l’EM, dans les Territoires du Sud, de Touggourt et des Oasis, voisins directs de la Tripolitaine, toute une série de mesures destinées à prévoir le pire.
           Je quitte donc Alger avec ce double but, avec un compagnon de voyage, un ami, le Capitaine Gonnet, comme moi à l’EM du 19ème CA, pour une destination lointaine. Nous embarquons à la gare d’Alger à 21 h 30 et le roulement du train nous emmène dans son rythme accéléré.

           Mardi 22 février. Nous changeons de train à El Guerrach, dans le département de Constantine et mettons le cap par Batna et les gorges d’El Kantara resplendissantes sous le soleil radieux et le ciel pur, sur Biskra. Là nous prenons place vers midi dans une draisine qui nous emporte vers le sud sur la voie métrique qui sillonne les étendues désertiques. Tout au long du jour, au gré des haltes qui se succèdent, nous admirons les palmeraies merveilleusement irriguées d’Ourir, de M’raier, de Djemaa. Je reprends contact avec ces pays si particuliers, si différents du Tell, parsemés de cailloux où surgissent tout à coup les palmiers dattiers. À 17 h 30 nous atteignons le terminus ferroviaire de Touggourt. Là nous attend le Lt-Colonel Texeire, Commandant Militaire du Territoire de Touggourt, qui nous emmène en auto jusqu’aux bâtiments de l’Annexe des Affaires indigènes où un moghazni nous installe dans nos chambres. Nous y faisons une belle flambée de souches et de drinn car la température du soir est très fraîche et après une remise en état, nous sommes reçus à dîner en famille par le Colonel et Madame Texeire et leurs enfants. Agréable soirée. On bavarde, notre mission d’abord, la politique mondiale, puis la grande guerre. Le discours récent du Chancelier Hitler est l’objet de nos réflexions. Où va l’Europe ? que de problèmes angoissants pour l’avenir !

           Mercredi 23 février. Je passe toute la matinée avec Gonnet à visiter la Place de Touggourt en compagnie du Colonel Texeire. Temps exclusivement consacré au service. Au fortin j’inspecte les casernements du 7ème Tirailleurs et du 3ème Spahis. L’ensemble du bordj est plaisant et fort bien tenu, des palmiers au milieu d’une cour carrée, des chevaux arabes à l’abreuvoir. Petit tableau militaire qui ne manque pas de charme. Du haut de la tour du bordj, nous embrassons un panorama vaste et complet sur Touggourt, ses multiples bâtiments, sa palmeraie et son horizon piqueté de palmiers s’ouvrant sur le désert. Silence ouaté des villes du sud où déambulent les chameaux. La piscine s’étend à nos pieds dans les palmes derrière le pâté blanc des bâtiments de l’Annexe des Affaires Indigènes où nous avons passé la nuit. Le blanc à Touggourt est la nuance dominante, maisons, terrasses, sable des rues, tout est blanc et cette crudité nous fait invinciblement cligner des yeux. Après une visite en auto au terrain d’aviation, nous prenons congé du Commandant du Territoire et allons déjeuner. Repas rapide et vite expédié avec notre chauffeur le Maréchal des Logis Bienfait, un jeune saharien très bien élevé de la section automobile d’Ouargla venu nous prendre à Touggourt pour la poursuite de notre randonnée. Nous empilons dans la PG 5, voiture de liaison saharienne, tous nos bagages. Nous y joignons des couffins d’oranges, de citrons et d’artichauts achetés sur place pour en faire plus tard la distribution à nos futurs hôtes. Il est de tradition dans le sud où l’hospitalité est de règle d’offrir en remerciements des fruits ou des légumes que les ressources locales ne fournissent pas. Nous ferons ainsi plus tard des heureux dans les postes lointains et isolés. Le moteur de la PG 5 tourne rond. Nous quittons Touggourt à 11 h 45 pour Ouargla. C’est une étape de 170 à 180 km que nous franchirons allégrement, l’esprit léger et insouciant vers l’inconnu qui nous attend. La piste bonne et roulante nous conduit jusqu’à Temacine et sa palmeraie que nous traversons à midi. À 12 h 35, une guitoune se profile à droite de la piste déserte. Notre chauffeur stoppe. Nous descendons. C’est le campement de Muller. Qui connait Muller au Sahara ? C’est un ancien légionnaire (allemand) devenu civil et chef de chantiers. Depuis des années Muller travaille à la réfection des pistes du désert. Véritable nomade, il est tantôt ici, tantôt là, avec sa tente, son poulailler, sa TSF, ses lapins, son boy indigène et... sa « bourgeoise » indigène. Muller nous accueille chez lui, il nous fait entrer sous sa tente, et nous offre le café. Tout en devisant il met en marche son poste radio et nous fait entendre Vienne. Très féru de musique, il hoche la tête en connaisseur, mais dès que le speaker s’exprime en allemand, Muller tourne le bouton. Il est brouillé avec sa langue natale et les nouvelles d’Hitler le rendent hargneux !

 

« Ouargla : le Colonel Carbillet Roi du Sahara – Fort Lallemand – Fort Flatters »

           Nous repartons. La piste devient mauvaise, en tôle ondulée, et nous oblige à de vastes détours dans la nature. Nous croisons successivement un camion de la Société des Transports Devicq et Lagleyze, qui assure le courrier, puis un noir à mobylette qui évolue sur le sol meuble avec adresse mais non pas sans danger, car la moto dans le sud est d’une instabilité flagrante. À 14 h 10 quatre avions Bloch coupent le ciel au dessus de nous. Ils viennent de Ouargla et retournent à Tunis. Nous croisons la balise de la grande Khemita limite entre les deux Territoires de Touggourt et des Oasis. La piste devient lourde et très sablonneuse et le parcours très mauvais aux environs de Krechem Rhir. Devant nous se découpent en profil sur l’horizon de petits monts pointus bien connus sous le nom de « 3 Pitons », mais il y en a une bonne douzaine. Où sont les trois vrais ? Vers 16 h 15 nous ne sommes plus qu’à 16 km d’Ouargla. Quelques palmiers isolés annoncent l’oasis. De .jolies dunes roses sur la droite sous les reflets du soir. Des chotts salés. La vie tout à coup. À 16 h45 c’est Ouargla et ses multiples habitations. Un pylône gigantesque échafaude sa carcasse de fer. C’est le sondage d’un nouveau puits. Nous stoppons devant le Bordj Lutaud, poste de Commandement du Territoire des Oasis et lieu de résidence du Colonel Carbillet Commandant du Territoire. Ce dernier est à Alger en mission. Nous l’y avons vu avant notre départ. Nous sommes accueillis en son absence par le Capitaine Vertier, son adjoint, avec lequel au saut de notre voiture, nous faisons aussitôt connaissance. Le premier contact est d’emblée très sympathique. Vertier .est un cavalier passé aux sahariens. C’est un blédard qui a guerroyé toute l’après guerre en Syrie. Jeune, allant et de plus d’une belle distinction jointe à une parfaite éducation, il sera pour nous, dès les premiers instants, un camarade et un ami charmant.
           Il nous met aussitôt dans l’ambiance. Nous coucherons ce soir au Dar Diaf (maison des hôtes). Nous dînerons chez lui (il est marié et père de deux délicieuses fillettes). Il nous accompagnera dans notre randonnée. Celle-ci débutera dès demain à destination du grand sud. Tout est prévu et réglé minutieusement. Les camions Latil qui nous emmèneront, les vivres, la .popote, les couvertures, les effets chauds etc. Il n’y a plus qu’à se laisser faire, aux mains d’un guide aussi prévoyant et aussi attentionné. Avant le dîner, nous admirons Ouargla. La ville est double, ville européenne, et ville indigène.
           La ville européenne a été construite peu à peu sur les plans du Colonel Carbillet qui a réalisé un ensemble assez original, d’un style assez particulier tout en pointes, que les mauvaises langues qualifient de « suppositoires » ! Malgré ce hérissement de dards sur tous les édifices l’aspect général est hardi et moderne. Comme à Touggourt le blanc est la teinte dominante. Le clou, c’est la grande avenue qui mène au Bordj Lutaud (Avenue Laperrine) bordée de chaque côté d’une double rangée de palmiers et de mimosas épineux derrière lesquelles s’alignent les villas des officiers, maisons blanches et coquettes. Cette végétation est née depuis onze ans seulement en plein sable. Elle s’accroit d’année en année, entretenue, arrosée avec régularité. Le Colonel Carbillet en est fier et il peut l’être.
           Je ne parlerai pas ici du Colonel Carbillet. Il y aurait trop à dire sur sa personne, son passé dans la France d’outre-mer, sa façon de commander... .À lui seul il vaut un volume. Il a de très belles pages à son actif. Mais il a aussi des « trous » et ce n’est pas dans ces pages que j’entreprendrai la moindre critique à son égard.


           De nombreux journalistes sont venus ces temps derniers à Ouargla et ont écrit dans la presse parisienne des articles sur Carbillet et son œuvre. Je joins ci-contre celui paru dans Paris-Soir. Il a pu faire sourire à Ouargla même dans le milieu des collaborateurs et des subordonnés du Colonel. Le saharien en général ne cherche pas la réclame. Il fait son devoir; au mieux de sa conscience. Mais à Paris où les luttes intestines battent leur plein, il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’en un point donné de la grande France des Français agissent, travaillent et réalisent. Gonnet et moi nous nous rendons pédestrement dans la ville indigène fort curieuse avec ses rues étroites et sa population grouillante d’indigènes, d’enfants et de chameaux. Nous pénétrons dans la boutique d’Almi le tailleur que l’on nous à indiqué. Nous commandons à ce dernier chacun un « séroual » vaste pantalon des sahariens, et une paire de naïls, savates en cuir, qui nous serviront désormais dans notre séjour dans le sud où les pantalons de drap étroits, les culottes, les souliers et les leggins sont absolument inconfortables. Nous sommes rejoints au milieu de notre essayage par deux officiers de Ouargla venus à notre recherche, le Commandant Duprez et le Capitaine Launey. Duprez est le Commandant en second du Territoire. C’est un splendide officier. Physiquement il conquiert. Ses yeux bleus, son regard, sa prestance, sa silhouette racée en font l’officier saharien type que l’on admire sur l’écran dans les films où évoluent les méharistes. C’est dans tout le Territoire l’officier méhariste indiscuté. Sa connaissance du Sahara, sa longue carrière aux unités sahariennes, son prestige sur tous les jeunes officiers et dans les milieux indigènes le classent ici comme premier de tous. Launey, lui est un grand et solide gaillard à la figure débonnaire et joviale. Il commande la Compagnie Saharienne portée, c’est à dire une unité composée d’indigènes sahariens transportés dans une vingtaine de camions automobiles. C’est une belle unité de combat moderne où les moteurs ont remplacé les chameaux. Dupez et Launey sont deux inséparables. Leur connaissance de l’arabe facilite nos emplettes et ils règlent avec Almi le prix de nos acquisitions. Nous revenons avec eux dans la nuit tombée jusqu’à notre domicile. Nous dînons chez le Capitaine et Madame Vertier. Intérieur charmant. La Maîtresse de maison nous accueille à sa table avec charme et simplicité. Nous parlons de notre voyage. Elle a préparé elle-même dans la caisse qui nous servira de popote pour notre randonnée les boites de conserves, les bouteilles, les vivres de toutes natures, dûment classés et étiquetés. Rien n’est laissé par elle au hasard. Vers 11 h du soir nous regagnons notre logis où le sommeil ne tarde pas à nous gagner.

           Jeudi 24 février. Le réveil-sonne pour nous à 4 h 30. Une fois équipés et emmitouflés dans nos sérouals, gandouras, chechs et burnous (la nuit est fraîche) nous allons prendre chez Vertier le café du départ. Le Commandant-Duprez venu malgré l’heure matinale pour nous mettre en route partage avec nous le coup de l’étrier. Les 2 véhicules qui doivent nous faire parcourir tant de kilomètres sont deux beaux camions sahariens Latil de 1936, peints en jaune, et qui portent dans leurs flancs nos bagages, nos caisses, nos lits de camp et qui comprennent par véhicule un chauffeur qualifié (européen) un bot indigène et notre chef de popote un mokhazni indigène de Ouargla nommé Bouayech. Je prends place à côté du chauffeur Morel dans le premier camion, Gonnet et Vertier avec le chauffeur Mattioli dans le 2ème. Ainsi seront constitués nos équipages pendant 13 jours durant. Nos deux camions démarrent à 5 h 55 et nous mettons aussitôt le cap en direction de Fort Lallemand.
           Nous assistons dès notre départ au lever splendide du soleil dans la grande nature déserte. À 8 h 30 arrêt sur la piste pour le casse-croûte. Nous croisons ensuite un camion Berliet diésel de la Compagnie Devicq venant d’Amguid. À partir de 9 h 20 le sol est horriblement mauvais. Mon camion s’ensable... l’autre passe. Morel mon chauffeur est horriblement vexé. C’est lui l’ancien, le vieux pistard, auquel un bleu vient de donner la leçon. On désensable le véhicule, en glissant sous ses roues jumelées arrière de gros poteaux en bois que l’on nomme au Sahara « krechbas ». On repart, bourlingages, sauts de mouton, toboggans, virages sur l’aile dans un terrain chaotique où la piste n’existe plus. Nos chauffeurs évoluent-au milieu des trous, du sable, des cailloux et des multiples obstacles. À 10 h 10 corvée de bois. Nous ramassons les multiples souches pourries qui parsèment le bled. Cela sera utile pour la popote tout à l’heure. Le sol sablonneux est parsemé d’une quantité de broussailles verdâtres qui lorsqu’elles se dessèchent et meurent donnent du bois en abondance dont la dessiccation est apte aux belles flambées. Nous abordons une région plus plate et sablonneuse bordée à l'horizon de garas (plateaux) tabulaires. Le ciel est resplendissant. Beau soleil, air frais. À 11 h, c’est au tour du 2ème camion de s’ensabler. À 11 h 45 zone de dunes. Nous roulons sur le dos même des dunes dont le sable est suffisamment dur pour-nous porter. L’horizon est limité de tous côtés par le sable blanc rosé des dunes aux mamelons pointus du Grand Erg Oriental dont ce sont les premiers tentacules. Mirages… On aperçoit tout à coup de loin Fort Lallemand dont le bordj isolé dans le désert immense parait coupé en deux et former un îlot au milieu de la mer. Fort Lallemand se rapproche, isolé tout seul au milieu de l’étendue jaune.
           Nous nous arrêtons devant le Bordj à 12 h 20 après avoir franchi l’étape d’Ouargla-Lallemand (175 km) en 6 h 20, ce qui fait une moyenne peu riche de 27 km à l’heure. Cela indique clairement les difficultés de cet itinéraire, un des plus mauvais de la région. Nous trouvons le bordj occupé uniquement par deux français, deux radios sahariens dont un sous-officier et quelques indigènes. Le poste comprend un mur carré abritant quelques chambres étroites et encadrant une cour au milieu de laquelle se trouvent le puits et deux palmiers étiques que le chef de poste abreuve consciencieusement dans l’espoir de voir un jour grandir leur ombrage. Lallemand donne l’impression angoissante d’un poste perdu, oublié, renié par tous, que l’on salue au passage le cœur un peu serré. Ses deux occupants y font figure de gardiens de phare abandonnés à leur sort au milieu de l’immensité. Lallemand fut autrefois une sentinelle avancée aux portes du Grand Erg. Le Général Gamelin y fut, dit-on, avec un détachement quand il était jeune lieutenant. Aujourd’hui où la pénétration et la paix française ont franchi des lieues et enjambé le Sahara, Lallemand n’est plus qu’un relais déshérité où le voyageur fait escale quelques instants... et repart. Lallemand où flottent nos trois couleurs me parait aujourd’hui le témoin d’un passé glorieux mais déjà lointain de notre histoire saharienne. Après un tour d’horizon du haut de la tour carrée qu’encerclent les dunes, nous nous installons dans une chambre du poste pour le déjeuner. Bouayech ouvre pour nous les servir les premières boites de victuailles de notre caisse de popote. Le déjeuner terminé nous réembarquons dans nos Latil et reprenons la piste à 13 h 35.
           Dans mon camion, malgré les secousses je me distrais en dessinant les aperçus variés et sans cesse renouvelés du paysage. Gonnet dans le sien en fait autant et à chaque arrêt sur la piste nous exhibons mutuellement nos croquis. Amusants souvenirs que ces « topos » pris sur le vif. Sans nous lasser tout au long de notre randonnée nous « topoterons » ainsi à la grande joie de Verdier et de nos chauffeurs. Que faire tout au long des heures qui s’égrènent, si ce n’est de fixer aussitôt sur la feuille d’un carnet la sensation visuelle fugitive de ce paysage qui se dérobe devant nos yeux étonnés et dont le décor se renouvelle à chaque tour de roue. Les croquis qui illustrent ce carnet auront au moins le mérite de la sincérité. Ils permettront au lecteur de nous suivre à travers le Sahara dont l’aspect contrairement à ce que l’on pense est aussi varié que possible. À 13 h 45 nous entrons dans les dunes du Grand Erg dont les mamelons de sable pointus nous feront escorte pendant des lieues. La piste suit un large couloir appelé le « Gassi Touil », sorte de trouée gigantesque entre les dunes. Le Gassi Touil atteint, par endroit 10, 15 et même 25 km de large. Ailleurs il se rétrécit et le chapelet de dunes qui nous encadre se rapproche, puis s’éloigne à nouveau. De 14 h 15 à 14 h 40, le sol devient lourd, très lourd et semble freiner nos voitures. Nos chauffeurs changent de vitesse, évitent les passages trop meubles. Mais parfois rien ne semble déceler à la surface l’instabilité de la piste. Les roues patinent et s’enfoncent. Puis le sol devient plus ferme et l’auto s’échappe à nouveau. Il faut une véritable maestria pour conduire en de tels terrains.


           Tout à coup c’est la-panne, Les deux camions s’ensablent en même temps. Il faut descendre. Nos boys décrochent les krechbas attachés aux flancs des voitures et les placent sous les roues. Le véhicule démarre de quelques mètres puis se ré-ensable. Il faut recommencer la manœuvre sans se lasser. Sur 100 m nous progressons par bonds de 5 m en 5 m. Nos acolytes se mettent à plat ventre, grattent le sable sous les roues, placent leurs krechbas... De 15 h à 15 h 30, ensablement sur ensablement. Puis on repart boussole plein sud et ça gaze sans savoir pourquoi à 65/70 km/h, Tous les 10 km le Gassi Touil est jalonné par une balise d’aviation, sorte de repère que les avions distinguent facilement du ciel. Ce sont de petits édifices construits en plaques de tôle et qui ont la forme de petites guitounes à toit en pente. Sur leurs côtés s’inscrivent en lettres noires les distances kilométriques. À 17 h 20 nous sommes toujours lancés à travers le Gassi Touil et Verdier donne sagement le signal de l’arrêt définitif de la journée avant la tombée de la nuit. Nous gagnons la balise d’aviation la plus proche à 25 km du puits d’Hassi Tartrat. C’est là que nous établirons notre camp pour y passer la nuit.
           Nous sommes exactement en plein milieu du Grand Erg Oriental à 132 km de Fort Lallemand et à 259 km de Fort Flatters. Nous pourrions tout aussi bien désigner notre position en longitude et en latitude comme les marins isolés au milieu de l’océan tant notre situation est analogue, environnés seulement par les vagues des dunes qui forment notre seul horizon. Nous avons fait aujourd’hui une étape de 307 km. Nos camions se rangent côte à côte et pendant que les indigènes sortent nos bagages et notre matériel, j’admire nos conducteurs dont la seule préoccupation est de vérifier le bon état de leur mécanique et d’en contrôler les moindres détails. La balise nous servira de gîte. En effet une plaque de tôle est enlevée sur une de ses faces, ce qui nous permet de nous introduire dans son intérieur. Bouayech nous y dressera nos lits de camp, nos sacs de couchage et nos couvertures. Puis cuisinier consommé, il nous régalera ensuite d’une « Chorba » (soupe de pâtes à la tomate) et d’un gigot de gazelle quelque peu saupoudré de sable. Celui-ci est si fin, si fin qu’il s’insinue partout au moindre souffle d’air. La nuit est splendide et fraîche. Nul bruit, nul cri, nul tressaillement d’aucun être vivant. C’est la magie du grand silence que trouble seul le léger sifflement du vent dans les sables. Les lampes à acétylène nous éclairent dans notre maison-balise de fer et les voix de nos gens se croisent au dehors. Tous trois assis sur nos lits, Vertier, Gonnet et moi échangeons mille propos... Le bled et sa sensation d’extrême liberté nous rapproche étroitement. Nous sommes un vrai trio d’amis. Qu’il fait bon ainsi veiller, deviser puis dormir un soir sous une balise, au cœur du grand océan des sables sahariens.

           Vendredi 25 février. Bouayech nous réveille à 5 h. Déjà nous entendons les moteurs qui tournent au ralenti. Après un bon café nous levons le camp à 6 h 15 juste au moment où le soleil levant apparaît derrière le mur lointain des dunes et inonde le paysage de sa lumière rose dorée. Désormais le sol est excessivement roulant plat et ferme. On roule, on roule à.60/70 sur le reg sans fin du Gassi bordé d’étincelantes dunes roses (ocrées très clair) sur lesquelles le soleil oblique du matin plaque des ombres noires. Le sol est semblable à une immense plage à marée basse, sable et petits cailloux ronds. On y roule avec facilité mais parfois le camion brusquement freiné dans sa vitesse semble tiré en arrière. Nous faisons une bonne moyenne. De 7 h 55 à 8 h 15, nous avons l’arrêt traditionnel pour le casse-croûte (à 95 km de notre point de départ). C’est extraordinaire de constater que l’on a toujours faim et soif. Ou plutôt non, c’est très normal et je retrouve mon appétit de la guerre, des manœuvres ou des camps, celui de la vie au grand air pour laquelle l’homme en général et le militaire en particulier semble avoir été fait… hélas, car le bureau de nos jours est devenu la vie commune de tout individu. Mais ici, fous d’espace, profitons du vent qui souffle sur ces étendues inviolées ! À 9 h 45 la piste se rétrécit, devient sinueuse vers Ghat. Nous faisons ensuite un court arrêt au puits de Bel Gabbour où se trouve un gardien indigène qui court après nous pour nous saluer. Les grandes dunes nous enserrent de près. À 10 h c’est la fin du Gassi Touil et de ses dunes. Nous quittons définitivement le couloir des sables. C’est la hamada, plaine de gros cailloux, qui commence droit devant nous. Nous roulons désormais cahotés sur un terrain parsemé de gros « parpaings » noirâtres et blancs ardoisés. Ca bourlingue dur ! Je décolle de ma banquette projeté en l’air comme une balle sur une raquette. Morel jongle au volant avec les trous de la piste. C’est sport et magnifique. Bonds d’amplitude croissante. Vraiment les Latil ont les reins solides. Nous franchissons le défilé d’Hassi Tanezrouft à 11 h 10. Nous changeons de décor. C’est une région de transition très nette entre le Grand Erg et la zone des plateaux tabulaires ou garas qui précèdent Fort Flatters. Nous suivons un défilé parfois étroit entre deux murailles où croissent des étels verdâtres nombreux. La piste se fraie un passage au milieu de gros cailloux de la taille de pavés, semés au hasard, de teinte rose noirâtre au pied des garas. Certains passages sont exécrables ! Imaginez une route dépavée avec ses cubes de grès accumulés sans ordre, sur lesquels vous seriez obligé de rouler en auto. C’est à peu près le sort qui nous est infligé. À 12 h 30 nous arrivons au lieu-dit «kilomètre 14». C’est un carrefour de 4 pistes situé à 14 km de Flatters. En cet endroit se trouvent une balise et un petit édifice dans lequel est abritée une cabine téléphonique. Vertier descend du camion et actionne le téléphone. Celui-ci est relié par un fil direct avec Fort Flatters. Aussitôt obtenue la communication avec le chef de poste, Vertier annonce notre arrivée au km 14 et demande si la piste est libre. Cette précaution est indispensable comme nous allons nous en apercevoir. En effet Fort Flatters est placé au milieu d’une vaste cuvette entourée de tous côtés par un cirque de falaises crayeuses tabulaires. La piste va nous conduire du haut de ces falaises dans le fond de la cuvette en empruntant une descente (akba) taillée au flanc même de la falaise. La piste fort étroite dans cette descente très raide ne peut livrer passage qu’à un seul véhicule de front à la fois. Si une autre voiture vient en sens inverse il serait absolument impossible aux deux véhicules nez à nez de se croiser, ni de reculer étant donnée la raideur de la pente. De là la nécessité du coup de téléphone au km 14 pour s’assurer que la voie est libre. Nous voila donc engagés dans la descente, nos deux camions se suivant sur l’akba. Nos conducteurs se sont mis en « première ». Les lacets de la piste sont en effet très courts et la pente est très abrupte. Nous descendons prudemment à l’extrême ralenti. À gauche c’est la muraille calcaire à pic que nous frôlons presque. À droite c’est le précipice. Devant moi se déroule un splendide paysage où le sable ocré monte à l’assaut sur les flancs des monts tabulaires. C’est un vaste canyon géant ensablé de rose et d’ocre. Surprenante vision de rêve où la craie blanche saupoudrée de sable impalpable s’étale en plis superposés et boursoufle le sol sur la plaine. À l’horizon de ce cirque immense qui s’agrandit sous nos voitures, la toile de fond des dunes voilées s’estompe d’une gaze légère sous l’action du vent qui s’est levé et qui brouille le décor. Des pyramides isolées, sortes de buttes témoins en formes de pains de sucre ponctuent la cuvette. Le vent de sable s’amplifie. Le soleil palpite presque effacé comme une boule aux contours diffus. Tout disparaît dans un halo blanchâtre, irréel, qui transforme l’ensemble en une vision étrange. Tout à coup Flatters apparaît. Une petite palmeraie d’abord. Quelques palmiers agités par le vent noyé de poussière fine. Quelques habitations indigènes parsemées ça et là et dominant l’ensemble sur une éminence le grand bordj de Flatters, vaste et long, surmonté par les deux pointes, aiguës de ses mâts en fer de la TSF. Le Fort se rapproche de nous. La piste gravit la pente qui aboutit à la porte d’entrée de la redoute. Devant elle des silhouettes s’agitent. Silhouettes de toile blanche. Des sahariens en armes, alignés, pour nous recevoir. Mon camion passe le premier devant la troupe qui présente les armes. Nous franchissons le portail et pénétrons dans la cour du Fort cernée de hautes murailles. Je descends et vais passer en revue le petit détachement qui nous rend les honneurs. Je sers la main du chef de poste, un jeune sous-officier, le Maréchal des Logis-chef Carsac, chef radio et du Brigadier-chef Grandguillaume, artilleur. Il est 13 h. Nous avons parcouru depuis ce matin 220 km.
           Nous nous installons dans les chambres du poste, puis après une consciencieuse toilette avec l’eau du puits dont la margelle orne la courette du réduit, nous allons à la popote pour déjeuner. L’après-midi est pour moi entièrement consacrée à la visite minutieuse du Fort, la-radio, l’armement, les munitions, les vivres, les caves taillées dans la craie, les créneaux de mitrailleuses, le réseau de fil de fer, tout est pour moi un contrôle de mes notes et papiers emportés d’Alger. Je suis là dans mon domaine puisque rien, du matériel et des vivres de Flatters, n’a été placé ou déplacé sans un ordre sorti sous le timbre de mon 4ème Bureau. Je constate avec satisfaction que la majorité des prescriptions du Corps d’Armée ont été exécutées. Il y a bien entendu encore des mesures à prendre, des nivellements à exécuter, des défectuosités ou des lacunes à combler dans cette mise en état de défense de nos postes d’extrême sud. C’est le programme de l’avenir et je bourre mon carnet de notes et de chiffres. Vers 16 h, je pars en auto avec Vertier pour aller inspecter un peloton de la Compagnie Saharienne Portée, campée sous la tente à.2 km du Fort près de la palmeraie. Le vent de sable n’a pas cessé. Le Peloton Saharien s’est aligné au milieu de son camp pour me présenter les armes. Je salue le sous-officier qui me présente sa troupe et je passe devant les hommes en les faisant nommer individuellement. Ce sont de beaux types d’indigènes vêtus de la gandoura de toile blanche, enturbannés du chech, sanglés dans leurs équipements sahariens de cuir rouge formant une croix sur la poitrine. Le sable balaie tous ces visages immobiles et le petit drapeau tricolore du camp claque en haut de la perche-fichée dans le sol. J’assiste ensuite à la descente d’un camion de transport d’une énorme cuve métallique à essence destinée à l’équipement du terrain d’aviation. C’est encore une réalisation d’un programme élaboré par le 4ème Bureau. Nous équipons à l’heure actuelle le désert de moyens modernes pour le ravitaillement en carburant avion et auto de tous nos postes du Sahara. Le transport du matériel et sa mise en place nécessitent des journées de labeur et des efforts qu’il faut avoir contrôlé sur place dans ces régions déshéritées pour en mesurer toute la valeur. Nous revenons à la nuit dîner au Fort. Je fais un dernier tour d’horizon du haut du chemin de ronde. Le vent de sable noie de sa poussière jaune toute la cuvette de Flatters et siffle de façon lugubre dans les pylônes gigantesques de la TSF.

 


Samedi 26 février :
« Amguid – In Eker – Tit – Monument du Lieutenant Cottenest – Tamanrasset »


          Samedi 26 février. Nous quittons Flatters pour Amguid à 6 h 20. Nos deux camions reprennent la piste salués par le Maréchal des Logis Gransaigne et nous reprenons en sens inverse le chemin du Km 14. Flatters disparait peu à peu derrière nous et nous retrouvons la solitude du bled. Il nous faut tout d’abord sortir de la cuvette et remonter sur le plateau par la route en corniche au flanc de la falaise de craie. Celle-ci a dû autrefois être baignée par des mers préhistoriques. Le sous-officier de la météo m’a donné hier des coquillages et des oursins fossiles que l’on trouve en quantité dans ces parages. De tous côtés les garas tabulaires profilent leurs silhouettes géométriques. Au Km 14 nous prenons à gauche la piste de l’ouest, celle d’Amguid. À 8 h nous effectuons une belle descente (akba) à pente raide. À 8 h 15 c’est l’arrêt pour le casse-croûte. À 52 km de Flatters nous sommes sur un grand plateau de reg très uni et très roulant. Au km 90 se profile au loin un arbre isolé, un étel qui a poussé là on ne sait trop comment. Nous en trouvons encore deux autres plus loin. Auprès d’eux nous rejoignons un camion de la Compagnie Portée parti avant nous de Flatters et qui bifurque à gauche dans le bled vers la gara Khamfoussa où deux autres pelotons construisent une piste dans cette région difficile qu’est la Khamfoussa. Plus loin à l’horizon vers la gauche on aperçoit le sommet de la gara Khamfoussa, semblable en effet comme son nom l’indique à un scarabée (khamfoussa) géant du désert. À 10 h, de nombreuses vagues de sable très dur en travers de la piste secouent durement.nos camions. Nous doublons la balise : Amguid = 176 km - Flatters = 121 km, ce qui nous donne une moyenne de 34 km à l’heure depuis le départ, arrêts compris. Nous abordons un excellent reg plat et dur de petits cailloux ronds, qui nous permet d’atteindre le 70 par moments. À 10 h 35, nous faisons un court arrêt à la balise 140 (de Flatters). Passage entre deux lignes rapprochées de garas. Terrain d’aviation sur la droite. À 11 h 05, rencontre de 2 chameaux avec 2 hommes et une femme dans le bassour.
           À 11 h 25, c’est l’arrêt pour le déjeuner à la balise, Amguid = 109 km - Flatters = 188 km. Nous mangeons assis philosophiquement sur le sol. Il n’y a dans cette région absolument rien pour s’abriter, ni même pour accrocher le regard jusqu’à l’extrême horizon. C’est le désert total où seul le vent qui passe met un élément de vie. Les balises en fer blanc qui se succèdent de loin en loin ponctuent le paysage de leurs silhouettes pointues et c’est tout... et c’est peu. Il y a quelque chose de tragique dans ce néant illimité, aussi ne sommes-nous pas longs à expédier notre repas. À 12 h 50, toujours le reg sans fin et absolu. L’extrême horizon est voilé de bleu dans une fine poussière sous le soleil resplendissant. À partir de 13 h, le décor change… enfin ! À notre droite s’annonce la vallée de l’oued Ighaghar (prononcer Irarrar) que viennent surplomber des montagnes noirâtres. Une végétation d’arbustes et d’étels nombreux indique bien qu’il y a là le cours d’un oued qui a cessé depuis des millénaires peut-être, mais qui a conservé la trace du ruissellement des eaux à jamais oubliées.

 

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