Jean PETIT
Chef de Bataillon
État-major du 19ème Corps d’Armée

 

Mission dans les Territoires de TOUGGOURT et des OASIS

 

           Tamanrasset qui ne se voit pas de loin se découvre brutalement. Ne se voient tout d’abord, dépassant le dernier pli du terrain, que les deux longues et fines antennes de la TSF, puis barrant l’horizon, le rocher majestueux de l’Hadriane et sa coupure dite « la brèche de Roland ». Et puis tout à coup nous y sommes ! 13 h 30. Une allée triomphale bordée de hautes colonnes de pierres ocre foncé enserre la piste et nous accompagne. Vers la droite le sol se couvre de champs d’orge verte, semblables à de beaux gazons. Puis la ville, une rue bordée de maisons basses de la même couleur ocre, une allée d’étels splendides au feuillage vert vaporeux donnant de beaux ombrages. Les maisons qui se suivent, des plates bandes remplies de fleurs multicolores. Une double allée. Des créneaux, des pignons pointus. La roche d’Hadriane toute rose comme toile de fond. Le bordj militaire immense, aux murs de terre ocrée. Les pylônes de la TSF géants. Le drapeau tricolore: Et toujours des étels vastes et légers comme des plumeaux. Une diversité de couleurs, une bigarrure de tous qui enthousiasment. Nos camions pénètrent sans ralentir dans la cour du bordj. Devant nous un groupe de méharistes, équipés, vêtus de blanc, de la compagnie du Hoggar. Un jeune lieutenant méhariste, nanti d’un superbe collier de barbe se présente à moi.
           « Lieutenant Imbard, chef de peloton à la Cie du Hoggar, Commandant d’Armes par intérim de Tamanrasset, un de vos anciens élève, Promo Mangin ! » Sapristi, quel accueil ! C’est d’emblée la grande, belle et sympathique camaraderie. Je suis chez moi... ou presque... à Tamanrasset, puisqu’un de mes anciens « fils » est là pour m’y accueillir à bras ouverts ! Mais pendant que l’on descend nos colis et que nos boys s’empressent vers notre logis, je veux avant toute chose « me baigner » tout entier et d’un seul coup dans cette atmosphère de rêve et de souvenirs que dégage Tamanrasset. Bien que nous soyons invités à gagner la popote où le déjeuner nous attend, je m’échappe seul. Je sors du bordj. Je gagne le bout de l’allée bordée d’étels d’où la vue s’étend sur un panorama grandiose et très étendu. Tamanrasset est bâti sur un large plateau, environné à grande distance des monts du Hoggar, monts tabulaires qui encadrent tout l’horizon d’un cercle rose, pitons ronds ou tronconiques striés d’ombres verticales, une luminosité puissante. Au bout de la ligne d’étels rectiligne et parfaite, un monument, une pyramide blanche. J’y cours. C’est le Monument du Général Laperrine. À ses pieds une humble tombe de terre rose surmontée d’une croix de bois, une tombe identique à celles des soldats de la Grande Guerre, la tombe du Père de Foucauld. Derrière la tombe du Père, trois tombes analogues, alignées, surmontées non plus de la croix, mais d’une pierre, celles des 3 méharistes qui furent assassinés avec lui. Sur l’une des faces du monument je lis :

Ici repose le Général
Henri Laperrine
1860-1920
Pacificateur du Sahara
Commandant la Division d’Alger
Grand Officier de la Légion d’Honneur
Mort pour la France le 5 Mars 1920
à Annesberakka
en prenant part à la première
traversée du Sahara en avions

Sur l’autre face je lis :

Ici a été déposé
en souvenir de son amitié profonde pour
le Général Laperrine et de leur même
passion pour la grandeur de la France,
en souvenir de son dévouement sans bornes
au peuple Touareg,
de ses vertus et de son suprême sacrifice,
le cœur
du Père Charles de Jésus
Vicomte de Foucauld
Officier
prêtre
ermite au Sahara.

 

Ici repose
Le Vicomte Charles de Foucauld 1858 – 1916
ancien officier de cavalerie
Explorateur au Maroc 1883-84
Prêtre et savant au Sahara
Mort pour la France le 1er Décembre 1916
assassiné à Tamanrasset par les
Senoussistes.

Sur la croix de bois de sa tombe je lis :

Ici ont reposé les restes mortels
du Père Charles de Foucauld
transférés à El-Goléa dans l’espoir de la
béatification future – Avril 1929.

 

           Laperrine ! Foucauld ! Toute la France au Sahara, deux noms. Deux apôtres. Deux martyrs. Même origine : Saint-Cyr. Même moyen : la charité, même moteur : la volonté. Même idéal : la Foi. Même but : la France. La même tombe sert à ces deux hommes. Ils sont réunis dans un même souvenir et leurs âmes protègent encore ce coin du monde que leur ténacité donna en commun à leur patrie. Je suis seul profondément impressionné. Je reste immobile la main au képi, sans bouger et j’égrène tout bas un Pater, puis un ave. Juste derrière les deux monuments, un bordj carré, crénelé, massif et trapu en « toube » chocolat, ocre du même ton que l’ensemble des bâtiments de Tamanrasset, le Bordj du Père de Foucauld où il fut assassiné. En quelques mètres carrés se trouvent ainsi rassemblés devant moi ces impérissables monuments du souvenir français. Quelle force morale, quelle foi en l’avenir peut-on puiser à pleins bras et à plein cœur dans ce lieu unique au monde, dans un tel décor, un tel cadre, dont la renommée a aujourd’hui fait le tour du monde, franchi les mers et les frontières !
           Je m’arrache à ma rêverie, à ma méditation, à mes prières, soulevé d’enthousiasme, Je me dirige alors vers la popote des officiers où mes camarades m’ont déjà précédé. À quelques mètres de là je pénètre dans un merveilleux jardin aux ombrages superbes. De splendides étels vert vaporeux, des jardins cultivés, irrigués, tirés au cordeau où poussent des fleurs, des fruits et des légumes de France, et où des pêchers en fleurs jettent leurs multicolores points roses. Un paradis terrestre sur lequel s’ouvre la porte de la popote. Une 1ère salle, un petit bar moderne orné de divans et de souvenirs du pays. Une 2ème pièce, la salle à manger que meuble la grande table où nous nous asseyons. Deux portraits au mur : celui du Père, grande figure émaciée. Au-dessous celui du Général Laperrine. Je suis dans une ambiance rare à notre époque.
           Les camarades qui nous reçoivent sont : le Lieutenant Imbard déjà nommé, le Médecin-lieutenant Le Gaounach et le Sous-lieutenant interprète Corbel. De charmants camarades avec lesquels nous échangeons de multiples bavardages. Par moment, je suis obligé de me concentrer pour me convaincre que je suis bel et bien à Tamanrasset et que ce n’est pas un mirage. La gaieté de nos hôtes est celle de toutes les popotes d’officiers français en campagne ou dans le bled. C’est ainsi qu’une superbe cravate est accrochée à la suspension et pend au dessus de la table. Ceci à seule fin de rappeler à celui qui parle et se laisse entraîner un peu loin dans ses «gibernes», qu’il est défendu d’exagérer et de « cravater » ceux qui l’écoutent. À maintes reprises au cours du repas, l’un d’entre nous sera pris au piège lorsque le président de table agitera légèrement de la main la cravate au dessus de nos têtes.
           Après déjeuner je gagne la chambre qui m’a été réservée. C’est celle où descend habituellement le Colonel Commandant le Territoire. Seule, isolée dans un petit bâtiment carré à 20 m à peine des Monuments et du Bordj du Père de Foucauld. Je dormirai ce soir à l’ombre du Saint. Je n’avais jamais imaginé qu’une telle faveur puisse m’échoir. J’occupe une grande pièce avec lit et table et un petit cabinet de toilette. Les murs sont de terre ocre patinée, le plafond de krechbas et de feuilles de palmiers. Après m’être fait une beauté, je sors pour passer en revue le détachement de méharistes et les sous-officiers de la garnison rassemblés en mon honneur. Je visite ensuite en détail tout le bordj militaire en compagnie d’Imbard et de Vertier. Logements, magasins, bureaux, armurerie, infirmerie, poste radio, défense du poste etc. Je suis là en mission et constate avec plaisir que mes papiers emportés d’Alger «collent» exactement avec la réalité et les rapports que je possède sur les différentes questions. Cette visite me retient longuement. Je vais ensuite avec deux camarades visiter le Bordj du Père de Foucauld, dont je me faisais une idée assez exacte, l’ayant vu dans le film de Léon Poirier « L’appel du silence ».
           C’est un petit carré de murs de terre, épais et haut, encadrant une étroite courette au milieu de laquelle se trouve un puits. Sur les 4 faces, des pièces sombres et la chapelle du Père. Dans cette dernière est conservée précieusement dans une petite armoire de bois, la clochette qui servait au Père pour sonner la messe et dont le battant est fait d’une clef de boite à sardines. À l’extérieur du Bordj, sur le mur au pied duquel fut assassiné le Saint, le trou de la balle qui le frappa, et que l’on a recouvert d’une petite vitre afin que les doigts des touristes ne puissent le détériorer, ni le profaner.
           Un tour en ville chez les marchands indigènes du lieu, en quête d’objets locaux, puis le dîner à la popote aussi joyeux que le déjeuner. Nous sortons dans la nuit noire. La voûte céleste est merveilleusement étoilée et Imbard en saharien habitué aux étoiles nous décrit les constellations les unes après les autres. Il nous montre la fameuse « Croix du Sud ». Mais ce n’est que la fausse. Pour voir la vraie, il faudrait se lever cette nuit vers 2 h du matin, heure de son apparition. J’y renoncerai, mais je dormirai ce soir sous son signe.

 

           Mardi 1er mars Tamanrasset. J’ai trouvé à la bibliothèque des officiers un fort bel ouvrage intitulé «Les nuits du Hoggar», poèmes touareg, recueillis par Georges-Marie Haardt et Louis Audoin Dubreuil (édité en 1926 chez Devambez). La dédicace manuscrite porte : « Aux officiers du Hoggar en souvenir de notre passage au pays des Touareg et en cordial souvenir. L. Audoin Dubreuil. G. Haardt. 1927 ». La couverture de cuir et le volume présentent ceci de caractéristique, que les termites, ces terribles insectes du désert, les ont dévorés en maints endroits en les perçant de petits trous ronds de part en part. Cela ajoute à l’ouvrage une valeur et une saveur toute particulière. J’extrais de ce volume les passages suivants que j’ai recopiés à seule fin de mettre mes lecteurs dans l’état d’âme qui fut le mien en le feuilletant dans ma chambre de Tamanrasset.
           Extrait du volume « Les nuits du Hoggar ». Les Touareg du Hoggar sont les plus nobles représentants de ce « peuple voilé » aux origines inconnues. Le peuple voilé ! C’est ainsi que les Touareg se désignent eux mêmes avec fierté en faisant allusion au lambeau d’étoffe noire, le litham, dont les guerriers se couvrent le visage. Cette étoffe a pour but de protéger contre le sable et la réverbération ces grands nomades quand ils traversent les dunes, les hamadas, les regs brûlés par le soleil. Le noir litham leur donne un aspect énigmatique et apparaît comme le symbole effectif du mystère qui les environne. Les Touareg sont des berbères de race pure, proches parents des kabyles et des montagnards du grand Atlas. Ces descendants des indomptables numides auxquels commanda Jugurtha, furent repoussés progressivement par les arabes vers les régions inhospitalières du grand sud. Ils s’y réfugièrent comme en d’inexpugnables bastions dans les massifs montagneux du désert, le Hoggar, l’Azdjer, l’Adrar des Iforas et l’Aïr. Les caractères tifinar, leur écriture, se rapprochent du punique et leur langue, le tamachek, dérive directement de l’idiome des anciens numides.

           Comme dans les premiers groupements humains, la base sur laquelle repose toute l’organisation sociale des Touareg est le matriarcat, prépondérance du sexe féminin. La filiation de la famille targuia s’établit toujours par les femmes. « Le ventre seul est sûr de son fruit, proclame un peu brutalement un vieil adage du désert. La femme targuia est de mœurs assez libres. La coutume lui reconnait des droits qui sont en contradiction flagrante avec le coran, elle est non seulement maîtresse de sa personne, mais de ses biens, sur l’administration desquels son mari lui-même ne peut exercer aucun contrôle. Elle jouit également de privilèges successoraux. Ainsi en décide la loi des ancêtres dont la force est si grande qu’elle fait échec à la loi religieuse. Au demeurant les Touareg sont des musulmans tièdes. Ils n’observent pas le jeûne du Ramadan, font rarement les ablutions rituelles et bornent leurs pratiques religieuses à la récitation de vagues prières. Les Touareg Hoggar furent d’intrépides méharistes qui n’hésitèrent pas à organiser des expéditions guerrières à des milliers de kilomètres de leurs repaires montagneux. Ils opposèrent une forte résistance à nos tentatives de pénétration vers le sud. Ils s’acquirent ainsi un renom de fourberie et de cruauté dont le souvenir s’effaça difficilement, tous les moyens leur semblant alors légitimes pour sauvegarder leur indépendance. On leur reprocha toujours le massacre de la mission Flatters (1881). Grâce à la politique adroite du Général Laperrine et à l’heureuse influence de nos officiers sahariens, ils sont devenus nos loyaux et fidèles auxiliaires.
           La soumission effective du Hoggar date du combat de Tit  (7 mai 1902). Celle des Azdjer n’est pas aussi complète. Ces nomades de l’est meurtriers du Marquis de Morès et du Père de Foucauld, subissent au voisinage de la Tripolitaine l’influence Senoussiste.
           Proverbe Touareg.
           Cent souris commandées par un lion, valent mieux que cent lions commandés par une souris.
           Chanson Touareg.
           Misanthropie. En vérité il y a maintenant beaucoup de changement. De par le monde ! En pensant à notre triste époque on perd la tête. Le mensonge porte une couronne ! La vérité a disparu ! Un homme franc est considéré comme un voleur ! La discorde divise les fils d’un même foyer ! Et si vous confiez un secret à quelqu’un, lui-même s’en servira, pour vous précipiter de ses propres mains au fond d’un puits. En vérité il est aussi difficile de ne point pâtir, de notre époque, que d’empêcher une sangle de rhala (selle) pleine de nœuds, de blesser un méhari !
           Fable Touareg.
           La hyène. Les animaux ayant faim cherchèrent pâture et ne trouvèrent qu’une charogne immonde. Nous ne pouvons vraiment manger cela dirent-ils. Abandonnons cette triste nourriture au plus jeune d’entre-nous et qu’il en fasse ce qu’il voudra. Chacun se mit alors à énoncer la date de sa naissance. Quand arriva le tour de la hyène : « Pardonnez-moi, mais ma pauvre mère ne se sent pas bien, dit cette astucieuse. Éloignez-vous donc un peu… car je crois que je vais me mettre à naître. »
           Extrait du rapport du Lieutenant Cottenest, écrit après le combat de Tit, 1902. « Au milieu de l’effroyable chaos de garas et de collines rocheuses qu’est le Hoggar, aucune culture, aucune plante, quelques maigres pâturages dans le lit des oueds et là seulement à l’exclusion de tout autre endroit. Une nature aussi spéciale exige certainement une race spéciale et doit lui donner forcément des mœurs et des instincts particuliers. La vie de nomades errants et pillards est le lot obligatoire des Touareg Hoggar sur cette terre. L’âme cependant plutôt froide de nos goumiers (d’In-Salah) était sensible à cet état de choses et nous comprenions tous en même temps combien devaient être forts des hommes courageux derrière de pareilles barrières. »
           À 10 h j’assiste au départ d’un convoi de 95 chameaux pour Djanet. La Compagnie du Hoggar voit en effet sa portion principale transférée ces jours-ci de Tamanrasset à Djanet située à la frontière Tripolitaine. Cette mesure a été nécessitée par les récents événements qui ont amené le Commandement à renforcer notre frontière de ce côté. Le convoi mettra 25 jours de marche pour transporter tout le matériel, caisses de munitions, armements etc. Les chameliers Hoggar chargent leurs bêtes sur des bâts appropriés. Les chameaux grognent sous la charge avec des grimaces comiques.
           Un radio reçu d’Ouargla, nous apprend qu’il y a « quartier libre » cet après-midi, à cause du Mardi Gras. Le fait est assez amusant en plein Hoggar ! Mais un radio de service est un radio de service et si le Ministre a décidé qu’il y avait quartier libre pour tous les militaires de l’armée française, il n’y a pas de raison pour que l’ordre ne soit pas exécuté à Tamanrasset comme à Metz ou à Versailles ! Je profite donc de cette liberté (!) pour aller prendre quelques croquis du bordj et de la tombe du Père-de Foucauld, ce qui occupe le plus clair de mon après-midi. Après un tour au terrain d’aviation que je parcours en auto, je rends visite avec mes camarades à Madame Corbel, femme de l’officier interprète qui nous reçoit gentiment dans son home saharien avec sa mignonne petite fille de 3 mois sur les genoux. Au dîner du soir le chef de popote nous régale avec des crêpes. Puisqu’il est admis que c’est Mardi Gras aujourd’hui, il s’agit de jouer la farce jusqu’au bout !

           Mercredi 2 mars. Tamanrasset. La radio nous apprend que le convoi Sénégalais a quitté Tin Zaouaten (poste frontière AOF–Algérie) ce matin à 10 h 30, Nous disposons donc de notre journée en toute liberté et nous en profitons pour nous rendre en auto dans la matinée à la guelta située à 12 km de Tamanrasset, dans une anfractuosité de la montagne. Le site est très beau. C’est une gorge étroite resserrée entre deux: hautes parois à.pic, mais qui se termine en cul-de-sac, un cirque de grès noir et rose, taillé en escalier géant et où l’eau qui a ruisselé autrefois en cascades a laissé des traces blanchâtres de son passage. Cette guelta porte le nom pittoresque au possible de l’oued Tekecherouet, affluent de l’oued Tamanrasset. Nous y demeurons un long moment, dans la solitude de cette gorge étrange, le temps de prendre force croquis et photos. Sur les rochers du lieu je découvre de nombreuses inscriptions en tifinar, (écriture targui) que je relève consciencieusement sur mon carnet afin de m’en faire donner une traduction par Imbard qui a assez bien assimilé cette langue écrite, grâce à la grammaire du Père de Foucauld. À noter que les Touareg Hoggar écrivent en tifinar et parlent le tamachek. Indépendamment des inscriptions, je relève également des gravures rupestres d’animaux (dessins préhistoriques) comme les rochers du Sahara en offrent encore un peu partout à la curiosité des voyageurs.
           Nous restons déjeuner à la popote de Tamanrasset. Sur la piste nous admirons les formes étranges que présente le massif du Hoggar, notamment des aiguilles, des pitons isolés qui se dressent comme d’énormes molaires au milieu du plateau environnant. Sur le terrain d’aviation de Tamanrasset nous voyons atterrir vers midi un avion de tourisme allemand « Messerschmitt » piloté par un civil, qui en compagnie de sa femme a quitté Hambourg en direction du Cameroun anglais. Son passage a été bien entendu signalé à tous les postes. Sur le moment nous nous étonnons un peu de la venue de cet appareil allemand à Tamanrasset, juste le jour, où un convoi sénégalais venant d’AOF doit y parvenir. Est-ce préméditation ou hasard ? Dans notre groupe toutes les hypothèses sont envisagées et nous critiquons sévèrement l’insouciance des bureaux du Gouvernement Général qui ont donné à ce boche l’autorisation de survoler tout le Sahara sur l’axe que va parcourir nos Sénégalais. Fort heureusement à 12 h 30 viennent atterrir à leur tour deux avions de tourisme français ceux-là, et que nous connaissons bien. Les équipages sont constitués de 4 camarades d’Alger, officiers de réserve convoqués à titre militaire avec leurs appareils civils pour faire partie de l’escadrille qui doit précisément accompagner le convoi sénégalais sur tout le territoire algérien. L’un des pilotes est Duchène-Marullaz. C’est déjà pour moi un vieil ami d’Alger. En temps normal il réside au terrain d’aviation d’Hussein-Dey près d’Alger, .où il a un hangar-garage pour avions de tourisme et une école de pilotage. C’est un grand et solide garçon dont j’ai fait la connaissance lors de séjours à la plage d’Hussein-Dey, dès l’été 1936. C’est en outre un fanatique dans le combat politique qui absorbe à l’heure actuelle une part d’activité de tout bon français. Duchène-Marullaz, ancien Croix de Feu, ardent PSF, possède toujours sur le fuselage de son « zinc » la croix de guerre à tête de mort, qu’il a simplement recouverte d’un léger badigeon à la suite d’une observation qui lui fut faite au moment de l’avènement du Front Populaire. Son avion en effet participe à de nombreuses manifestations officielles et souvent militaires. Duchène-Marullaz a « obtempéré » comme on dit, aux ordres qui lui étaient donnés, mais l’insigne Croix de Feu pour voilé qu’il est n’en reste pas moins très apparent. Ceci dit, pour fixer exactement l’état d’âme de mon personnage. Or Duchène-Marullaz (toujours Sergent et non Sous-lieutenant de réserve... à cause de ses opinions, hélas !) qui vient d’atterrir nous apprend que le pilote allemand du Messerschmitt, avec lequel il a passé quelques jours à In-Salah n’a aucune connaissance de notre mission et qu’il est inoffensif *. Nous le surveillons d’ailleurs discrètement.

 

 

Mercredi 2 mars : « Arrivée du convoi sénégalais à Tamanrasset – Arak »


           Nous emmenons tous les camarades aviateurs déjeuner à la popote où la gaieté bat son plein. Le soir le Lieutenant Imbard m’invite dans sa chambre de saharien. Il m’offre une séance de phono. Nous écoutons successivement tous les disques où s’égrène l’humour de Dorin, Colinne, Victor Boucher, Noël-Noël etc. C’est un rappel bien amusant de l’esprit parisien qui se donne libre cours... au Hoggar ! Au dîner à la popote, un message radio nous apprend que le détachement de Sénégalais est arrivé au point Z, sa dernière étape avant Tamanrasset et que les 4 avions militaires de l’Escadrille d’Alger ont atteint In-Salah sous le Commandement du Lt-Colonel de Briou.

           Jeudi 3 mars. Tamanrasset. À la fin de la matinée, nous nous rendons sur le terrain d’aviation où nous voyons atterrir les 4 avions militaires Potez 25 TOE du Lt-Colonel Briou, dont les équipages comprennent notamment le Capitaine Rolland et le Lieutenant Confuron. Ainsi se constitue peu à peu tout-le groupe des officiers venus à la rencontre des sénégalais. L’après-midi je décide de me rendre en avion à la rencontre du détachement sénégalais qui roule vers Tamanrasset, deux avions feront partie de l’expédition. Je monterai à bord du « Jean Mermoz », le Potez 43 de Duchène-Marullaz et le Lieutenant Imbard prendra place à bord du Caudron Phalène du Lieutenant de réserve Rostand. À 13 h 50, les deux avions décollent du terrain-et nous voila partis dans le ciel. Nous volons à 2 000 m d’altitude. Je suis très bien installé dans la carlingue fermée de Duchène-Marullaz, tous deux assis côte à côte. Nous repérons attentivement la piste, car le vol dans ces régions désertiques est particulièrement délicat. Aucun point de repère sur cette immensité de montagnes rocheuses et tourmentées, sauf la trace très légère et peu visible de la piste qui serpente au sol. Mais quelle sensation le survol du Hoggar !
           À 14 h 15, nous survolons l’agglomération de Tit et son Oued. Duchène met le cap à l’ouest, sur la piste de Tin Zaouaten. À 14 h 30, c’est Iglène avec une région de cultures vertes. Altitude 1 500 m. À 14 h 45, c'est Silet reconnaissable à son petit bordj carré. Duchène m’indique le terrain d’aviation de Silet, fraîchement balisé. Nous obliquons vers le sud et poursuivons notre vol régulier sans jamais quitter la piste de vue. À 14 h 50, tout à coup, deux camions sont en vue sur la piste. Duchène pique vers le sol. Les camions se dessinent plus proches. Ils roulent. Nous descendons au-dessus d’eux et décrivons plusieurs cercles, puis nous reprenons la piste à la recherche des suivants. Bientôt voici les autres qui se suivent en file indienne. Nous faisons alors demi-tour et l’avion docile dans la main de Duchène descend à faible hauteur, puis remonte vers le nord à son tour, en rase-motte et plein moteur. Nous remontons ainsi le convoi par l’arrière et je note sur mon carnet en observateur consciencieux 1 camion avec cabine avant, 1 voiture TSF, 1 car pullman, 1 camion avec cabine, 1 camion idem, 1 voiture sanitaire. Il manque encore 2 camions à notre tableau. Mais tant pis. Je prépare un message lesté. Je griffonne dans ma carlingue sur un bout de papier le message suivant : 3 à bord du « Jean Mermoz, piloté par Duchène-Marullaz - 15 h - Commandant Petit de l’EM du 19ème Corps d’Armée à Commandant du détachement Sénégalais. Vous souhaite la bienvenue sur le Territoire Algérien. Vais atterrir au terrain de Silet. Vous attends sur la piste. »
           À 15 h 05 notre avion tourne en cercle au dessus du camion de tête. Je vois très nettement ses occupants qui agitent la main. Je réponds à leur salut. Nous jetons le message lesté qui tombe sur la piste. Nous continuons notre voltige aérienne et j’aperçois un homme descendu du camion arrêté, se précipiter et ramasser mon message. Tout va bien. Duchène reprend de la hauteur et regagne Silet. Le terrain s’offre sous nos ailes. C’est un grand espace nu de reg noir, marqué aux angles de triangles blancs. Duchène lance un pot fumigène pour repérer la direction du vent. Puis dans un style impeccable, le « Jean Mermoz » pique au sol et atterrit superbement. Il est 15 h 10. Nous dégageons le terrain, car derrière nous l’avion Rostand-Imbard qui nous a suivis atterrit à son tour. Nous nous retrouvons donc au sol tous les 4, les 2 avions alignés côte à côte, à proximité de la piste auto. Détail à noter : c’est la première fois que des avions atterrissent sur le terrain de Silet. J’ai donc eu l’honneur avec Duchène d’étrenner le sol du Hoggar en ce lieu vierge et j’en éprouve à part moi une petite satisfaction d’orgueil bien légitime. Allons la vie est belle !
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* Duchène-Marullaz a été promu Sous-lieutenant de réserve en juillet 1938.

           Nous attendons philosophiquement l’arrivée des autos qui ne peuvent tarder en nous asseyant à même le sol. Au bout de quelques minutes, une légère poussière sur la piste annonce l’arrivée du premier véhicule. Il stoppe à notre hauteur. En descend un adjudant de la Coloniale. C'est lui qui a ramassé mon message et l’a fait parvenir au Capitaine Mézy chef de détachement. Poignées de mains. Prise de contact. L’adjudant fait descendre du camion ses tirailleurs sénégalais, braves et bons garçons, pas trop fatigués par leur rude voyage et qui rient de toutes leurs dents blanches. Le petit groupe s’aligne correctement le long de la piste. L’adjudant leur fait présenter les armes et je les salue militairement. Spectacle toujours émouvant et réconfortant que cette correction militaire dans un lieu si désert et si reculé ! Mais bientôt tous les véhicules du convoi arrivent à leur tour. Cette fois je prends contact avec le Capitaine Mézy, le Médecin-Lieutenant Moret et le Lieutenant Pzedzezchi, chef radio du détachement, qui sont les 3 officiers accompagnant le convoi. Nous bavardons quelques instants et le Capitaine Mézy m’apprend qu’un de ses camions est à la traîne par suite d’ennuis mécaniques. Il fera son possible pour atteindre Tamanrasset ce soir, mais il estime plus prudent de coucher encore ce soir dans le bled à la tombée de la nuit et de ne rejoindre que demain matin. Je le laisse juge et lui donne rendez-vous à Tamanrasset où tout sera prêt pour l’accueillir dignement lui et ses cent Tirailleurs.
           À 16 h 26, il est temps pour nos deux avions de rentrer au nid. Nous reprenons place dans nos carlingues et décollons aussitôt. Cette fois, familiarisés avec le profil des montagnes environnantes, nous coupons directement au-dessus du massif en mettant le cap direct sur Tamanrasset. Duchène me fait faire au-dessus du poste, du village et de ses alentours une petite virée touristique. Mon Dieu que Tamanrasset est beau ainsi vu du haut des cieux ! Nous allons même tourner autour d’un des nombreux pitons qui environnent Tamanrasset. Nous virons d’une façon impressionnante autour d’une aiguille dont nous frôlons presque le sommet, puis nous revenons atterrir à 17 h 25 après 2 h 20 de vol total dans notre après-midi. Le soir pendant le dîner à la popote un message radio du Capitaine Mézy nous signale que, par suite du retard d’un de ses camions, il couche avec tout son monde au bordj de Silet, où nous avons fait dans l’après-midi la liaison avec lui, et qu’il rejoindra Tamanrasset demain vers 10 heures.

           Vendredi 4 mars 1938. Tamanrasset. Le matin nous allons, Gonnet, Vertier et moi, dans la « Matford » de l’annexe, par la piste cette fois à la rencontre du convoi sénégalais qui ne doit plus tarder. Nous le rencontrons un peu avant Tit et nous prenons contact pour la 2ème fois avec son chef le Capitaine Mézy. Nous rentrons à Tamanrasset à 11 h 30. Tout de suite c’est une animation extraordinaire : les officiers et toute la garnison ainsi que les indigènes se sont groupés dans la rue centrale où stoppent les uns après les autres les véhicules qui arrivent d’Afrique occidentale. Les Sénégalais débarquent et vont aussitôt s’installer dans les bâtiments du souk qui leur ont été réservés. Un repas chaud leur a été préparé et c’est pour tous ces noirs un bon repos bien attendu et une détente salutaire dans la première agglomération importante depuis Gao. Les officiers du détachement vont faire une toilette bien légitime et c’est rasés de frais que nous les retrouvons à la popote des officiers. La table du Mess groupe ce jour-là à déjeuner seize camarades pleins de vie et d’entrain :

Lieutenant-colonel Briou
Capitaine Roland
Lieutenant Rostaud
Lieutenant Louviot
Lieutenant Confuron
Sergent Duchène-Marullaz,
de l’Escadre du GAR 584 de Maison Blanche

Commandant Petit
Capitaine Gonnet,
de l’État-Major du 19ème Corps d’Armée

Capitaine Vertier,
de l’État-Major du Territoire des Oasis

Capitaine Mézy
Médecin-Lieutenant Moret
Lieutenant Pzedzezchi, du convoi sénégalais.

Lieutenant Imbard
Médecin-Lieutenant Le Gaounach,
de la place de Tamanrasset

           Ce dernier, chef de popote tout dévoué, a bien fait les choses et le champagne qui explose au dessert ponctue le laïus fort bien dégagé du camarade Imbard, auquel je suis obligé, moi qui fus son ancien « Pendu » à la « Spéciale », de répondre en le remerciant au nom de tous de sa belle hospitalité.

 


    

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