Jean PETIT
Chef de Bataillon
État-major du 19ème Corps d’Armée

 

Mission dans les Territoires de TOUGGOURT et des OASIS

L’échancrure de notre piste s’infiltre à nos pieds entre les falaises de cailloux. Au-delà vers le nord c’est l’infini absolument plat du Tademaït dont le sol est recouvert d’une infinité de cailloux noirs calcinés. Nous cassons la croûte en ce lieu isolé de 10 h 35 à 11 h 20 abrités du vent derrière une « gueunira » (pyramide de pierres). Malgré cette précaution le sable fin remplit nos quarts et nos boites de conserves. Mais l’habitude est prise depuis longtemps de croquer du sable en guise de sel. Nous repartons et pendant des kilomètres l’immensité caillouteuse et plate nous servira de décor La ligne d’horizon absolument rectiligne dans tous les azimuts, nous entoure d’un cercle magique qu’aucune aspérité du sol ne vient rompre. À 11 h 30 nous sommes à 300 km d’El-Goléa. À 11 h 45 nous rejoignons la voiture TSF du convoi avec le Lieutenant Pzedzezchi, dont les radios sont en train d’émettre, car c’est l’heure de leur vacation réglementaire. Nous apercevons isolé en haut dans l’azur un avion venant du nord et se dirigeant vers In-Salah. C’est un monoplan bimoteur Bloch. Nous roulons ensuite sans secousses à 60, 65, 70. À 12 h 30 El-Goléa n’est plus qu’à 250 km. À 13 h sur le plateau désert se profile la silhouette d’une gazelle isolée. Que peut-elle bien faire sur cette immensité de cailloux sans herbe ni eau ? Nous la poursuivons et parvenons à nous placer derrière elle à 40 m à peine. Nous roulons à 60 à l'heure et elle file à la même allure. Je m’apitoie intérieurement sur le sort de ce pauvre animal si beau dans sa course rapide et que nous allons forcer de fatigue, car l’immensité plate est pour nous et aucun obstacles à l’horizon ne peut lui permettre de nous échapper. Lenert ne tire pas, sûr de l’avoir presque à bout portant. Mais l’animal qui nous a entraînés sur le plateau loin de la piste, oblique, tourne en cercle devant nous et nous ramène sur la piste que nous recoupons, puis il file vers l’est cette fois en nous entraînant au diable. Le terrain qui monte légèrement de ce côté fait baisser notre vitesse alors que celle de la gazelle reste constante. Lenert tire alors 3 coups de mousqueton dont l’un est presque au but. Mais notre vitesse décroît et la gazelle gagne du terrain sans ralentir son train d’enfer. Nous ne roulons plus bientôt qu’à 40. Le sol devient caillouteux, coupé de cassis. Du coup nous perdons pied ! La gazelle est trop loin désormais et nos coups de feu ne l’atteignent plus. Il faut abandonner la poursuite, un peu penauds. La gazelle disparaît. Elle nous a eus ! C’était un vieux mâle qui n’avait plus qu’une corne. Quel souffle ! La chasse a duré près d’une demi-heure. L’animal à bout de souffle ira peut-être mourir de fatigue dans un coin désert et reculé. Nous allons reprendre la piste abandonnée où le camion Vertier-Gonnet qui nous attend nous sert de point de repère à l’horizon.
          À 13 h 40, nous rattrapons deux camions du convoi sénégalais dont l’un a un double éclatement de pneus. Un peu plus loin c’est la voiture sanitaire que nous trouvons en panne avec le support arrière de ses ressorts cassé. Impossible de réparer. La pièce de rechange essentielle et spéciale de ce véhicule fait défaut. Nos mécaniciens tentent une réparation de fortune, mais peine perdue. Il faut se résoudre à abandonner la sanitaire sur la piste après l’avoir vidée et dépouillée de tous ses objets et organes de valeur. Son conducteur et le graisseur sont pris en charge sur un camion. Il faudra dans quelques jours revenir sur les lieux (je parle pour le conducteur) quand la pièce de rechange sera parvenue à El-Goléa qui se trouve à 201 km. On repart à 15 h. Nous longeons le terrain d’atterrissage de Tabaloulet vers la gauche. À 15 h 35, nous franchissons la limite entre deux Territoires des Oasis et de Ghardaïa dans le fond de l’oued Tabaloulet. À 16 h 35, nous atteignons Fort Miribel. Un fond d’oued avec 3 palmiers. Des cases en « toube ». Une colonne. Un bordj hôtel situé sur une éminence. Le convoi sénégalais sur l’ordre du Capitaine Mézy stoppe définitivement pour l’étape à Miribel. Il est trop tard pour ses voitures d’atteindre El-Goléa qui est encore à 140 km. Nous nous séparons de nos camarades et décidons Gonnet, Vertier et moi de gagner ce soir El-Goléa avec nos deux Latil. Nous buvons un coup d’anisette, mangeons un morceau de pain aseptique, puis après avoir pris congé du Capitaine Mézy et du toubib, nous repartons à 17 h. Le soir tombe. Sous l’éclairage oblique du soleil qui baisse, le terrain prend une teinte splendide d’or vert. À 17 h 40 le soleil baisse sur l’horizon. Nous descendons une belle akba. Sur notre droite j’admire les dunes de l’erg Bent Chaouli aux sables rose argenté. À 17 h 45, le soleil disparaît à gauche derrière l’horizon. Nous nous arrêtons quelques minutes au puits Ras el Erg (45 m de profondeur, eau bonne) à gauche de la piste. À 17 h 50 nous sommes à 100 km d’El-Goléa. Nous roulons désormais dans la nuit à la lumière des phares, sans incident. Nous rejoignons bientôt le carrefour de la piste de Timimoun sur la gauche, piste que j’ai parcourue il y a presque 2 ans déjà le 4 mai 1936. La piste d’El-Goléa est coupée de temps à autre par des languettes de dunes sur lesquelles il s’agit de ne pas venir buter dans la nuit. Et pourtant Morel de plus en plus fatigué somnole à son volant. Nous arrivons enfin à El-Goléa à 21 h, après un total pour la journée de 477 km au compteur. C’est une belle randonnée. Nous descendons à l’hôtel de la SATT (ex hôtel Transat) où nous sommes logés dans d’excellentes chambres confortables avec eau courante. Cet hôtel est remarquable en tous points et nous y trouvons une détente salutaire. Nous faisons préparer un dîner et donner des chambres à nos conducteurs qui n’ont certes pas volé ni le premier, ni les deuxièmes. De notre côté nous allons tous trois faire un excellent dîner à la salle à manger. Nous passerons à El-Goléa une excellente nuit réparatrice dans d’excellents lits.

           Mardi 8 mars. Après un décrassage complet à l’hôtel, je vais avec Gonnet, faire un petit tour dans El-Goléa. Je revois avec plaisir ces lieux que j’admirais tant en 1936. Je retrouve sur une place isolée la petite chapelle et l’ouvroir des petites sœurs Blanches. Gonnet et moi pénétrons chez ces dernières. Nous sommes reçus par la Sœur qui me fit, le 5 mai 1936 les honneurs de la Maison. La Sœur me reconnaît tout de suite avant que personnellement je ne la reconnaisse et pourtant je l’ai prise en photo à cette époque avec la Mère Supérieure et ses orphelins. La Sœur s’excuse, car la Mère est partie de bon matin au village de Saint Joseph chez les Pères Blancs où l’on va inaugurer prochainement une église toute proche du tombeau où a été ramené de Tamanrasset le corps du Père de Foucauld. Nous visitons les ateliers où les petites filles indigènes tissent toujours sur leurs métiers. Puis nous allons à la salle d’entrée, acheter quelques souvenirs, dont un dessus de table de dentelle que Gonnet et moi désirons rapporter à Ouargla et offrir en remerciement à Madame Vertier. Nous revenons ensuite à l’hôtel, notre temps est très limité et je ne peux faire admirer à Gonnet ni le ksar, ni les merveilleux jardins du capitaine chef d’annexe. À l’hôtel nous retrouvons un groupe d’officiers, le Capitaine de Belenet chef d’annexe d’El-Goléa qui m’a reçu chez lui il y a 2 ans, son adjoint le Capitaine Martin, puis le Capitaine Mézy et le Lieutenant Pzedzezchi qui viennent d’arriver avec le convoi sénégalais qui a quitté Fort Miribel ce matin de très bonne heure et qui doit passer aujourd’hui à El-Goléa une complète journée de repos. À ce moment on me remet un télégramme de René Marquézy actuellement en Algérie qui me demande s’il peut venir me joindre à Ghardaïa. Ma surprise est grande d’apprendre la présence en terre d’Afrique de ce vieux René. Je lui rédige aussitôt une réponse télégraphiée lui fixant mon itinéraire. Je ne serai à Ghardaïa qu’après demain, comptant passer toute la journée de demain à Ouargla où j’ai fort à faire pour le service. Nous quittons El-Goléa à 9 h 15 pour Ouargla. En repassant dans mon camion devant l’orphelinat des sœurs blanches, j’aperçois la Mère Supérieure qui rentre. Je l’ai manquée de peu. Après le village Saint Joseph nous retrouvons le bled. Le sable des dunes que nous longeons est admirablement ocré sous la grande lumière du matin. Le paysage est saupoudré d’ocre. La piste est excellente jusqu’au carrefour d’Hassi Djafou pendant 97 km. Là nous prenons la piste d’Ouargla vers le nord-est et le sol devient aussitôt exécrable. Il en sera ainsi jusqu’à Ouargla. C’est une des pistes les plus mauvaises de la région. Cet itinéraire est peu fréquenté, le grand axe de la SATT continuant vers le nord vers Ghardaïa. Le sol présente des affleurements de craie blanche recouverts de petites dunes ocrées. À 12 h 10 nous nous arrêtons à 203 km d’Ouargla, auprès d’une voiture automobile qui vient en sens inverse. Elle est occupée par un ménage de deux vieux français et un chauffeur civil. Nous nous présentons de part et d’autre et bavardons quelques instants. Ce vieux ménage est très sympathique. La femme nous pose des tas de questions : qui nous sommes, d’où nous venons, nos pays d’origine etc. Quand elle apprend que je suis parisien la conversation s’aiguille sur la capitale lointaine dont des souvenirs communs nous rapprochent d’avantage. Eux se promènent pour leur plaisir. Ils reviennent d’une croisière en Grèce et après avoir touché Alger, sont partis parcourir le Sahara. Nous nous séparons, reprenant chacun nos routes divergentes. Nous nous arrêtons un peu plus loin pour déjeuner. Tandis que nous ouvrons nos boites de conserve, une autre auto arrive de Ouargla et nous rejoint. C’est la voiture personnelle du Capitaine Florimond, un ami de Vertier, qui a quitté Ouargla hier et qui rejoint Tamanrasset par petites étapes. Le Capitaine Florimond vient en effet d’être récemment nommé chef d’annexe du Hoggar à Tamanrasset et il rejoint son poste avec sa femme. Le ménage Florimond est excessivement sympathique. Lui est un grand et solide garçon, avenant au possible, de mes jeunes de Saint-Cyr (Promo Sainte Odile). Elle très fine et élégante, complète à merveille ce couple de sahariens, décidés, n’ayant pas d’enfant, à vivre au désert toute leur existence. Descendus de leur voiture dans laquelle ils voyagent avec leur seul domestique indigène, le Capitaine et Madame Florimond nous détaillent avec bonne humeur et simplicité leur façon de voyager. Ils ont avec eux dans leur voiture tout un bric-à-brac, matelas pour dormir la nuit sur la piste, popote, pharmacie, tout un camping approprié. Rien n’y manque. Ils ont même dans leur voiture deux perruches sur leur perchoir et un bocal avec des poissons rouges destinés à orner leur home à Tamanrasset ! La traversée du Sahara par 2 poissons rouges, quel beau sujet de méditation ! Après un long bavardage et des adieux de bonne chance réciproques nous nous séparons. À noter que Madame Florimond voyage dans le désert avec des souliers à talons hauts et un manteau de ville. Avis aux touristes ridicules qui croient préférable de se « déguiser » à la saharienne. Nous voilà repartis à 13 h 30. La piste est de plus en plus exécrable. Le terrain est mouvementé, ondulé, avec des tumulus de cailloux et des fonds de sable. Il n’y a pour ainsi dire plus de piste, mais des traces de roues dans tous les azimuts. Nous marchons à 30 à l’heure. 14 h 15, le temps est splendide sans un nuage et très, lumineux. À 14 h 40, un troupeau de 10 chameaux et de 31 gros moutons blancs qui fuient apeurés dans le bled. Je me demande ce qu’ils peuvent manger. Il n’y a que des cailloux blancs et du sable jaune mélangés, sans une trace de végétation. À 15 h, nous franchissons la coupure de l’oued el Fahl. À 15 h 45, 10 chameaux dans le bled. À 16 h la nature s’anime, un campement se profile devant nous, quelques tentes, des chameaux, des silhouettes qui s’agitent en bordure de la piste. Nous nous arrêtons. C’est un campement de travailleurs de piste, tous indigènes, occupés à réparer l’itinéraire sur lequel nous circulons et qui en a, ma foi, grand besoin. L’ensemble de ces cantonniers sahariens est commandé par un légionnaire, parti de Ouargla avec son équipe depuis des semaines. Ce légionnaire, au fort accent tudesque, se présente à nous. Il offre une remarquable silhouette : séroual et vareuse de toile échancrée sur une poitrine velue, la face envahie de toutes parts par une barbe en broussaille, la peau cuite et recuite. C’est « Moustache » surnommé ainsi en raison de son système pileux. Comme tout se sait au désert, Moustache nous donne les dernières nouvelles d’Ouargla qu’il échange avec les nôtres du grand sud. C’est ainsi que tous ceux qui se rencontrent dans le bled se renseignent de proche en proche. Il est surprenant parfois de voir combien des nouvelles circulent avec rapidité sur d’immenses distances inhabitées et distancent la plupart du temps les courriers normaux. Moustache qui a bien travaillé sur les pistes a droit à une bouteille d’anisette à moitié pleine. Moustache qui doit avoir un faible pour ce breuvage nous remercie d’un large sourire. Il est temps de repartir et de ne pas trop flâner en route car nous sommes encore à 103 km d’Ouargla. La piste entretenue par Moustache est bonne aussitôt après notre départ. C’est une banquette plate et assez roulante qui nous change des chaos précédents. Mais cela ne dure hélas que pendant 15 km et nous retombons après dans des fondrières. À 16 h 20, nous atteignons Hassi el Hadjar où se trouvent un puits et un bordj. Le sol est recouvert de sable blanc (sel) qui le fait ressembler à de la neige. La piste est de plus en plus mauvaise. À 16 h 45 un troupeau de 50 chèvres noires gardé par un berger, à 75 km d’Ouargla. À 17 h 25, nous nous arrêtons pour réparer une bride de ressort cassée à l’un de nos camions. À 17 h 45, le soleil disparait et nous roulons dans la nuit. Pendant 1 h 50 nous percerons ainsi les ténèbres du désert. Nous atteignons Ouargla à 19 h 35.
           Gonnet et moi sommes logés cette fois au bordj Lutaud, résidence du Lt Colonel Carbillet, commandant le Territoire des Oasis. Ce dernier est toujours à Alger, à l’hôpital où il se remet de son accident d’auto. C’est sa sœur Madame Petitot qui nous reçoit fort aimablement et nous conduit elle-même à nos chambres. La mienne fort vaste possède un très grand cabinet de toilette attenant. Après un décrassage complet, nous allons dîner chez le ménage Vertier où Madame Vertier veut bien encore avec une charmante bonne grâce nous faire partager son repas du soir. Vertier retrouve à son foyer ses deux petites filles qui lui sautent au cou. Nous offrons à Madame Vertier le dessus de table en dentelle, souvenir d’El-Goléa, et nous passons une excellente soirée où nous commentons en détail les péripéties de notre belle randonnée. Nous avons accompli du 24 février au 8 mars, d’Ouargla à Ouargla en 13 jours un périple de 3 061 km en automobile.

           Mercredi 9 mars. Ouargla. Le matin je vais avec Gonnet remercier Madame Petitot de son hospitalité. Puis j’entreprends aussitôt la visite complète de tous les bâtiments militaires. C’est d’abord l’installation de la Compagnie Saharienne Portée que nous présente son chef le Capitaine Lanney. C’est ensuite les ateliers de réparations, hangars et garages des véhicules de la section automobile où préside le Capitaine Le Bourlier. Les ateliers sont en pleine activité, car le désert use terriblement le matériel qu’il soumet à une dure épreuve. Nous en savons quelque chose. C’est ainsi que nous retrouvons nos deux Latil, le ventre ouvert, pour une révision complète.
           Le Commandant Duprez qui commande le Territoire en l’absence du Colonel Carbillet nous reçoit à midi à déjeuner chez lui dans sa villa fort bien installée et aménagée. J’éprouve au contact de Duprez dont j’ai déjà vanté les charmes une impression de cordiale sympathie et d’étroite camaraderie. Ce garçon-là est un as. L’après midi me voit parcourir en tous sens le bordj Chaudez en compagnie du Capitaine Boucley, officier radio qui me montre tous ses postes TSF. Puis c’est l’hôpital militaire en compagnie du toubib. Enfin je visite les villas de sous-officiers blanches et coquettes en achèvement sous la truelle des maçons-légionnaires et qui font partie du programme de constructions neuves dont j’alloue annuellement les crédits par la voie de mon 4ème Bureau. Revenu aux bureaux du Territoire je travaille encore longuement avec Duprez. Il me soumet tous ses desiderata. Nous parcourons ensemble tous les ordres reçus d’Alger depuis mon départ. Nous nous mettons d’accord sur tous les points du service et je suis heureux de constater que toutes ses idées coïncident exactement avec les miennes. Notre travail réciproque dès mon retour à Alger n’en sera que-plus fécond.
           Une petite scène amusante nous réunit tous à 16 h dans le bureau de Vertier. Le Capitaine Lanney nous remet à Gonnet et à moi-même l’insigne de la Compagnie Saharienne Portée. Cette cérémonie est corsée par la présence au milieu de nous de Monsieur Georges d’Esparbès, l’écrivain des fastes napoléoniens bien connu, qui malgré son âge est en voyage d’agrément au Sahara. Mr d’Esparbès est un habitué d’Ouargla où il est déjà venu à différentes reprises. Il est déjà « méhariste de 1ère classe » et le Capitaine Lanney le désigne pour nous accrocher lui-même sur la poitrine l’insigne de sa compagnie. J’ai donc été décoré par d’Esparbès en personne. Surprise inattendue car je croyais le célèbre écrivain mort depuis longtemps. Il n’en est rien. Georges d’Esparbès est là bien vivant et frétillant devant nous. Son physique correspond d’ailleurs assez mal à l’idée que j'avais de lui. J’imaginais un grand gaillard moustachu « à la houzarde » comme ses héros légendaires de la « Légende de l’Aigle ». C’est au contraire un petit homme au masque rond tout rasé, étonnamment ingambe pour son âge, remuant et bavard, d’une jeunesse de collégien. Aucun chiqué avec lui. Nous blaguons avec lui familièrement comme avec un camarade de toujours. Il nous fait un petit discours que Lanney scande d’un cri terrible de « Vive l’Empereur ».
           Nous allons ensuite avec Duprez et Lanney faire un tour dans la ville indigène, chez les marchands du lieu, où nous faisons quelques emplettes d’objets locaux. Duprez et Lanney se rendent chez un épicier acheter des friandises et du chocolat qu’ils distribuent ensuite sur place, au milieu du grouillement indigène, à une nuée d’enfants qui nous harcèlent par leurs cris et leurs mains tendues. Nos deux camarades font parait-il chaque jour cette tournée où ils distribuent ainsi à poignées cadeaux et pièces de monnaie, interpellant tous ces gosses dans leur langue. C’est une marée de rires et de joie et je devine surtout le bien immense et profond que le grand cœur de nos amis répand à profusion en se mêlant ainsi aux indigènes. Ceux-là sont respectés, aimés et salués bien bas, qui savent comprendre l’âme de ces populations et conserver au milieu d’elles le-prestige de leur nom tout en se penchant avec noblesse sur leur misère. J’admire la beauté morale de nos deux camarades, qui matérialise, à mon sens, au Sahara le vrai visage de la France.
           Nous dînons le soir chez le ménage Vertier (pour la 3ème fois). Leur hospitalité est sans limites. Comme autres convives à leur table le Capitaine Lanney-et Georges d’Esparbès. La conversation de ce dernier est fort intéressante en raison des souvenirs qu’il possède sur les célébrités qu’il a fréquentées autrefois dans le monde parisien des lettres, des arts et aussi de la politique. À tour de rôle nous l’interpellons sur ce sujet et nous le « balançons » un peu, car j’insiste encore sur ce fait, d’Esparbès est resté très jeune de caractère et d’une modestie extraordinaire. Sa gaieté est à l’unisson de la nôtre. Comme nous lui citons certains passages de sa «Légende de l’Aigle» ou de sa « Guerre en dentelles » (qui furent autrefois mes livres de chevet), il ne peut s’empêcher de s’écrier : «Sapristi ! je me croyais déjà un vieux fossile bien oublié !»

           Jeudi 10 mars 1938. Cette fois c’est déjà les grands adieux, nous quittons Ouargla Gonnet et moi et nous nous séparons de notre camarade de voyage si sympathique, le Capitaine Vertier. Après des remerciements sincères pour tous ceux qui nous ont si remarquablement accueillis, nous prenons congé de Duprez et de Vertier que nous espérons bien retrouver un jour à Alger. Cette fois c’est une voiture Renault saharienne PG 7 qui nous emmène pour nous conduire à Ghardaïa où nous comptons retrouver notre convoi sénégalais. Nous lâchons les amarres de l’amitié à 6 h 10 et mettons le cap pour Ghardaïa. La piste est jalonnée d’un fil téléphonique... C’est déjà la liaison reprise avec la civilisation. Ce fil devient triple à partir de l’embranchement de Guerrara. Puis ce sont les horribles pylônes électriques du transport de force qui nous accompagnent jusqu’à la capitale du M’ Zab. Ghardaïa est atteinte à 11 h 05 après 205 km depuis notre départ. Je retrouve cette ville si curieuse avec ses maisons qui s’échafaudent les unes sur les autres, déjà tant admiré en 1936. Nous montons au bordj où nous prenons contact avec le Capitaine Vigourous chef d’annexe, le Lieutenant Bissière qui m’avait piloté il y a 2 ans, le Lieutenant Dubourdeau du 1er Tirailleurs. Je déjeune avec Gonnet à l’hôtel du Sud et à 14 h 30 nous assistons à l’arrivée du convoi sénégalais qui arrive d’El-Goléa sans incident. Le téléphone me permet de prendre contact avec Alger où je rends compte à mon chef d’État-Major de l’excellent état de nos voyageurs. L’après midi est consacré à la visite de Ghardaïa que Gonnet ne connait pas. Je revois avec plaisir la place du marché, la mosquée et les rues étroites où grouille la population mozabite si caractéristique. Dans une boutique je me laisse tenter par un tapis du Djebel Amour dont je fais l’acquisition. Nous dînons à l’hôtel de l’Oasis et rédigeons à l’adresse de tous ceux qui ont jalonné notre route de leur si cordiale hospitalité, des cartes de remerciements : Vertier à Ouargla, le Capitaine Lanibois à ln-Salah, Imbard et le Docteur Le Gaounach à Tamanrasset. Puis nous allons dormir.

           Vendredi 11 mars. Le réveil à lieu à 4 h 30. Cette fois, Gonnet et moi allons prendre place dans le car Pullman du convoi sénégalais. Nous quittons les Territoires du Sud et nous disons adieu aux voitures sahariennes du Territoire des Oasis qui nous ont véhiculés jusqu’à présent. Dans la nuit noire les camions du convoi allument leurs phares. Nous prenons congé du Lieutenant Dubourdeau venu, malgré l’heure matinale, nous dire adieu. Dans le Pullman, nous sommes en compagnie du Capitaine Mézy, du Docteur Moret et de Mr Saint Cast, chef mécanicien des conducteurs civils de la SATT.
           Nous quittons Ghardaïa à 5 h 20. La piste sur laquelle nous roulons est devenue un billard. Le jour levé, vers 8 h, nous sommes survolés par l’avion sanitaire venu de Laghouat. Un arrêt à l’oasis de Berriane. Puis un autre à Tilremt pour le casse-croûte. Le beau voyage est décidément fini. Je retrouve à l’hôtel Caravansérail de Tilremt des figures d’officiers du Tell, venus d’Alger comme l’on va de Paris au Bois de Vincennes. Ce sud là me paraît bien laid, bien frelaté et envahi par les VP. Nous retrouvons à terre nos camarades aviateurs de Tamanrasset, les Lieutenants Louviot et Confuron qui nous ont survolé tout à l’heure dans la sanitaire et qui nous réaccompagneront encore dans le ciel jusqu’à Laghouat. Nous repartons à 9 h 20. Notre voyage est désormais sans histoire et bientôt à l’horizon se profilent sur le ciel les premières chaînes de l’Atlas Saharien.

 

 

Nous arrivons à Laghouat à 11 h 10, précédés par 2 officiers du 1er Tirailleurs qui sont venus au devant de nous en auto. À Laghouat, grosse garnison, la plupart des officiers sont venus nous voir. Je retrouve dans le groupe qui nous salue bien des connaissances : le Lieutenant Menu du 1er Tirailleurs qui fut de mes élèves à Saint-Cyr, le Capitaine Fox du même régiment, qui fut instructeur dans la même école, le Capitaine Wasserzug du 1er Spahis que je n’avais pas rencontré depuis l’Armée du Rhin. Je lui rappelle quelques séances mémorables du camp de Bitche où il fut sacré chasseur au 30ème BCA. Nous déjeunons à l’hôtel Saharien dans la même salle à manger qui m’accueillit le 8 mai 1936, à la table des officiers célibataires du 1er Tirailleurs, invité par le Capitaine Moreau, adjudant-major et le Lieutenant Beaufrère, deux très chics officiers. À la table voisine je retrouve sous l’uniforme du 1er Spahis un de mes anciens de la « Roi Albert » le Lieutenant de Butler et le Sous-lieutenant d’Hilliers qui était de mon temps sous-officier au Cadre Noir de l’École Spéciale Militaire. Au café je vois accourir Béthenod un de mes anciens fils (encore !) déjà souvent revu à Alger. Toujours au 1er Tirailleurs Béthenod a quitté Blida pour Laghouat et est candidat pour les nouvelles unités méharistes que l’on va créer incessamment dans les oasis à Fort Flatters vraisemblablement. J’appuierai ferme sa candidature à l’État-Major car Béthenod est un jeune officier, sportif, plein d’allant et par ailleurs bien noté. Je le revois encore, caporal à la 1ère Compagnie du Capitaine Lacomme dans mon Bataillon de Saint-Cyr. Ancien élève du lycée Janson de Sailly, fort bien élevé et très racé, il fera j’en suis sûr prochainement un officier saharien digne de ceux que j’ai rencontrés dans le sud au cours de mes randonnées.
           Nous repartons de Laghouat à 14 h. Cette fois c’est la route goudronnée qui nous porte et il n’y a plus, sur les Hauts Plateaux que nous traversons qu’à méditer sur le passé. Après 108 km de route nous atteignons Djelfa à 16 h 15. C’est notre dernière étape avant Alger. Je m’occupe de l’installation des sénégalais et je suis même obligé de me fâcher et de passer « un poil » au Capitaine du 1er Spahis, commandant d’armes de Djelfa qui ne met pas assez d’ardeur dans le réception de ses hôtes d’un jour. Après cette semonce le Capitaine Sainte-Marie s’excuse et se démène. Il a, il est vrai, quelque excuse : il vient d’arriver à Djelfa et n’a pas encore pris tout à fait le contact avec cette garnison déshéritée, et les détails de sa nouvelle fonction lui échappent encore. Une fois nos sénégalais logés, Gonnet et moi prenons la liaison téléphonique avec Alger, puis nous partons en quête d’un logement. L’unique hôtel de Djelfa est plein à craquer. Son aspect ne nous sourit guère, c’est sale et encombré de populaire. Peu désireux d’attraper des punaises en ce lieu si médiocre, nous finissons par nous installer à l’hôpital militaire où le Capitaine Sainte-Marie nous fait délivrer deux chambres dans le service des officiers : murs peints au ripolin et lits de fer corrects. Il ne nous en faut pas plus et nous dormirons là comme des rois. Après un diner fort honnête à l’hôtel de la Poste, dont la cuisine rachète l’atmosphère ambiante, nous regagnons l’hôpital pour une dernière nuit réparatrice.

           Samedi 12 mars 1938. C’est encore un réveil à 4 h. Le convoi sénégalais reformé sur la grand route nous entraine cette fois vers Alger à 5 h 15. Nous roulons dans le Pullman, et je me distrais en cours de route en « topotant » l’ordonnance sénégalaise du Capitaine Mézy, un superbe tirailleur, qui somnole devant moi sur la banquette. Nous arrivons à Boghari à 9 h. Les tirailleurs sénégalais y trouvent une soupe chaude préparée par la garnison, tandis que les officiers et les conducteurs civils du convoi vont se restaurer à l’hôtel. Notre passage excite la curiosité de la population de Boghari et les petits cireurs de chaussures nous harcèlent de leurs cris. À 10 h 25, une voiture saharienne que j’ai commandée téléphoniquement hier à Djelfa arrive d’Alger pour me prendre ainsi que Connet et tous nos colis. Nous laissons filer le convoi, sûrs de le rattraper sur la route, tandis que nous arrimons nos nombreux bagages dans la saharienne. Nous partons à 10 h 30 et notre chauffeur met tous les gaz. Notre ardeur d’atteindre Alger au plus vite n’a d'égale que la sienne. À 10 h 44 nous rattrapons le Pullman du Capitaine Mézy. À 10 h 55, nous doublons le 1er camion de queue au village de Brazza. À 10 h 58, c’est le tour du 2ème camion. À 10 h 59, c’est le 3ème. À 11 h, c’est le 4ème et dernier, à 7 km sud de Berrouaghia. À 11 h 05, Alger n’est plus qu’à 125 km. La route est libre et belle devant nous. À 11 h 10, nous traversons Berrouaghia. À 11 h 45, Médéa, puis les gorges de la Chiffa. Nous passons en marge de Blida, coupant au plus court dans la plaine de la Mitidja. À 13 h 10, c’est Birmandreis. À 13 h 15, nous atteignons Alger à la Colonne Voirol. Je dépose Gonnet chez lui et avant de nous séparer nous nous embrassons bien fraternellement pour sceller l’heureuse issue de notre belle randonnée.

           Nous avons accompli en 19 jours d’Alger à Alger le parcours suivant :
                                 Par voie ferrée :                                   990 km
                                 En avion :                                              330 km
                                 En automobile :                                3 896 km

           Soit au total :                                                             5 216 km.

 

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